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Azur


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#1 bine

bine

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Posté 24 juillet 2007 - 02:01

Chemise bleue. Bleu ciel. Bleu flic, comme l’écriture des coups. Couleur hématome. Depuis longtemps, je n’ai plus de larme, se dit le policier. Il rentre chez lui, dans sa banlieue grise, après sa journée, longue. C’est l’hiver, déjà la nuit, et il pleut à torrents. Fatigué et déprimé, il en a marre de son métier. Il ne côtoie que de la misère et de la rage. Avec le temps, il s’est mis à détester sa vie environnée de crasse et de laideur, et le monde entier. Son paysage de barres de béton. Tout ça pour ça, il se dit. Toute sa vie. De frustré, de laid, de vulnérable.
Mais il y a sa matraque, et son revolver. Sa belle chemise bleue, son uniforme marine, sa casquette, tous les attributs de la force et du pouvoir. Enfant complexé, il était la moquerie des autres. Il s’était dit qu’il se vengerait. Il en a fait son métier, il a réussi et il en est fier. Dans la police, il s’en retourne vers son appartement minable et vide. Depuis longtemps sa femme est partie, avec son unique fille. Elle couchait avec le voisin. Quand il l’a appris, il est entré dans une fureur noire, pire encore que d’habitude. Le lendemain, elle s’était enfuie avec l’enfant, et depuis il n’a jamais revue ni l’une, ni l’autre.

Quelle chienlit ! Traînent toujours au même endroit, ceux-là. Sous l’abri de bus, à fumer des joints et à rire bruyamment. Saloperies de nègres. Ne foutent rien, aux frais de la princesse. On sait trop bien qui paye pour ces rats. Leurs putains de trafics. On trime, avec eux à nos crochets qui nous coulent. Et on ne leur fait jamais rien. On les arrête, ils les relâchent, au bout d’un mois ou deux, le plus souvent quelques jours. Après, ils nous narguent et les gusses font les étonnés. Il y en a partout, maintenant. Si on les avait matés dès le départ, on n’en serait pas là. Mais là, avec les gauchistes et les belles âmes, nacache ! Même le regroupement familial, tu vois pas qu’ils voudraient pas y toucher. Tu en laisse rentrer un seul, et six mois plus tard ils sont vingt cinq, va savoir comment. C’est quand même pas leur magie, des fois ? Des lapins, je vous dis. Pire, des rats.
Et là, à l’angle, sur les bancs, voilà les bougnoules. Toujours fidèles au poste, hein ? Avec leurs faciès de bédouins, à balancer leurs glaires pour marquer leur territoire. Les dealers. Ils savent très bien que nous savons. Ils me reconnaissent et ils me narguent. On les contrôle, on les surveille, mais cela ne sert à rien. Foutu métier. Juste là pour faire semblant, rassurer les vieux qui ont les moyens et faire les arbitres quand tout cela vire au bain de sang. Nous sommes des gestionnaires de la misère. On est là pour empêcher que ça déborde. Que nous, on déborde. Qu’est-ce que je suis, là-dedans, après tout ? J’habite avec eux, j’ai encore moins d’argent. Leur horizon est le même que le mien. C’est de là que je viens. C’est toujours là que je suis. On n’est pourtant pas dans le même camp. Un gouffre nous sépare. Comme deux mondes qui se ressemblent, mais qui doivent se combattre. Pour moi, cela a été un sacré ascenseur social. D’autres vont et viennent en tôle, mais vivent cent fois mieux que moi, partent en vacance avec de superbes voitures. J’ai les mêmes risques qu’eux, mais je gagne comme un ouvrier. Ascenseur vers l’enfer.
Putain de métèques ! Je vais bien finir par m’en farcir un, moi aussi. Chacun son tour. A chaque fois, je ne sais pas ce que j’ai, je me retiens encore. J’ai quand même tiré plusieurs fois, mais c’était pendant des arrestations agitées, ce n’est pas pareil, pas le même plaisir. Moi, j’ai peur, je n’aime pas la peur. J’aime la puissance, avoir une arme, la braquer sur un plus fort, et lui montrer que c’est moi désormais qui commande : droit de vie et de mort. Je veux m’en faire un de sang froid. Pendant un interrogatoire, par exemple. Où un rodéo, et je lui fonce dedans à toute vitesse avec la voiture de patrouille, pour voir si on entend le bruit des os qui se broient. Cela arrive souvent. Mais pas à moi. Je n’ai pas eu le cran, jusqu’ici. Pas vraiment l’occasion. Tabasser, ça je connais. Sévère même. Et j’aime serrer les menottes jusqu’au sang. Cela montre tout de suite où est le pouvoir. Face à ça, tout le monde tremble, riche ou pauvre, et se demande ce qui va lui arriver. J’adore ça. Cette sensation de plénitude, comme si le monde était à mes pieds, l’espace d’un instant. Un instant seulement. Malheureusement. Saloperie de chef qui te rappelle à l’ordre, et tu retombe de ton petit nuage. Ma vie est à chier. Je m’ennuie. Je déteste ces gens, mais j’en ai ma claque de courir après des merdeux pour que dalle. Je voudrai juste en zigouiller un, et cela me suffirait. Je me mettrai en congé maladie, ou je ferai une demande de préretraite, et basta. Je pars m’installer dans le sud, il parait que c’est chouette là-bas. Pleins de flics et les melons qui tracent droit.
Ce n’est pas beau de rêver, hein ? Avec quoi je pars, avec quoi je m’achète une piaule au soleil ? Jamais d’avancement. Salaire de merde. Trop violent, d’après mes supérieurs. Je leur ferais bouffer leurs couilles, à ces enculés. Dommage qu’ils ne m’aient pas virés. Je serais devenu vigile ou agent de sécurité, mieux payé, et j’aurai eu de l’avenir. Ils aiment les gens efficaces, dans ces boîtes là. Pas comme chez nous, où ils auraient plutôt tendance à virer pédale. Il faut dire que chez nous, il y a des têtes chercheuses. Il y a la députaillerie, les officiers et les autres. Leurs lois à la con qu’on ne connaît même pas. Droits de l’homme et procédure, ils n’ont que ces mots là à la bouche. Présomption d’innocence. Quand tu attrape un gars en flagrant délit ? Pas la meilleure, celle-là ? Alors qu’il faudrait tirer à vue. Un grand safari à l’ombre des cités. Ils vont pâlir, les basanés.

Il ne regarde plus la route, hypnotisé par les rancoeurs de ses pensées. Il pleut, il fait froid. Dans la nuit tombée agitée, les lampadaires, les feux de circulation et les phares des voitures qu’il croise ne font plus qu’un scintillement coloré et baveux, petites taches de couleurs bondissant sur le pare-brise inondé par l’averse. Pluie battante. On entend à peine le bruit du moteur, tant le vent souffle. Sur la carrosserie, la pluie cingle un violent tac-tac-tac qui rappelle le son d’une mitraillette. Il y a aussi le bruissement sauvage de l’eau sur le bitume, chassée par les pneus. Des sacs en plastique et des feuilles mortes volent, la pluie se rabat parfois en hurlantes rafales formant de grands murs d’eau couleur de tôle, laissant transparaître ça et là des silhouettes agitées comme dans un guignol psychopathe.
Soudain, de derrière un poteau de signalisation, jaillit brusquement une de ces silhouettes aveugles qui se rue devant sa voiture. Désespérément, il appuie de toutes ses forces son pied sur la pédale de frein, mais les roues se bloquent et la voiture glisse tout droit, sans rien perdre de sa vitesse, et heurte de plein fouet le jeune homme qui traversait inconsidérément. Son corps se brise d’abord sur le pare-choc, enfonçant le capot, et s’écrase ensuite sur le pare-brise, rebondissant loin devant la voiture qui finit tout de même par s’arrêter. Les essuie-glaces continuent de brasser l’air, absurdes. L’un est tordu, l’autre a perdu son balai. Le verre est défoncé, tout étoilé. Sous la pluie battante, le corps gît détrempé à quelques mètres seulement de la voiture dont le moteur continue de tourner, une petite flaque de sang se dilue vers les égouts. Il n’y a personne. Que le ron-ron du moteur et le bruit de la pluie et du vent.
Soudain, le véhicule manœuvre pour contourner le corps, et s’éloigne lentement, prudemment. Un peu plus loin, une autre voiture arrive, qui va s’arrêter. Le conducteur affolé va appeler des secours, mais la mort a déjà récolté sa moisson, sans attendre. L’autre roule, en direction de chez lui, complètement abasourdi. Ses idées se mêlent. Il a peur. Il panique. Il n’a ni regret ni remord, seulement il est inquiet pour son existence de poivrot, pour sa carrière de minable, pour son confort de raté.
Syncope.

Ma vie est foutue. J’ai déchiré ma vie et ma carrière. Putain de sa race ! Vingt ans de service foutu en l’air. Si je me fais prendre, je peux dire adieux à tout. J’ai bu, en plus, si les collègues arrivent et me font une prise de sang ? Tout est fini, tout est fini. Je n’ai vraiment pas de chance. Personne ne croira à l’accident. Un flic, et plein d’alcool avec ça. Il faut que je me barre, fissa. Pas traîner là. Barre-toi mec, barre-toi ! Il n’y a pas d’autre issue. Il n’y a personne, personne n’a pu te voir, et puis avec cette pluie, même si quelqu’un a vu l’accident, ils ne sont pas près de retrouver la voiture. Pas moyen de voir un numéro de plaque. Puis sans doute que personne ne se creusera trop la tête pour un négrillon écrasé sur la route. Il devait être camé, de toute façon, pour traverser comme ça. J’ai abrégé ses souffrances. Connard. Me ferai pas baiser maintenant, pas si près de la retraite. J’attends ça depuis trop longtemps. Embrayer, passer la vitesse. Accélère. Seconde. Vite. Non, pas trop. Ne pas se faire repérer. Rouler, mais prudemment. Putain. Ne vois rien avec ce pare-brise en miettes. Et le capot aussi a du prendre un sacré coup. Comment je vais planquer tout ça. Au garage, ça ira pour ce soir. Mais après ? Faudra bien que je la fasse réparer, et là, on me posera des questions. Et pour aller au boulot, demain ? Peux toujours me faire porter pâle. Demain, c’est demain. D’abord rentrer. Ce soir, je vais réfléchir. Je suis coincé. Tout de suite, je ne vois aucun moyen de m’en tirer. Pas la peine de paniquer. Du sang-froid. Du calme. Vu l’ambiance, la presse et l’opposition feront leurs choux gras d’une histoire pareille. Un flic alcoolo qui rétame un métèque en bagnole. Ils vont se lécher les babines, les enculés. Je ne l’ai même pas fais exprès, de le buter, le macaque. Je ne dis pas qu’après coup, cela ne me plait pas. Tout bien réfléchi, si je m’en tire, je l’aurai eu, d’une certaine façon, mon petit gris refroidi. Rentrer à la maison, et boire un petit coup, pour me remettre de mon émotion.
Demain. Je dois aller travailler. Avec quoi ? Pas question d’y aller en voiture. Les collègues doivent déjà être sur place, avec les pompiers. La pluie va les empêcher de faire des prélèvements utilisables. Ne retrouveront sûrement pas la voiture. De ce côté-là, ça ira. Je n’ai qu’à prendre le bus. J’espère que les bandes ne vont pas trop m’emmerder. Et puis les potes vont me demander pourquoi je n’ai pas ma bagnole, au commissariat. Je leur dirai qu’elle n’a pas démarré, ça ira. Maintenant, je vais être abonné au bus, ma parole. Pas la peine que je la déclare volée, ça ne collera pas niveaux horaires. Je virerai le pare-brise samedi, et je bricolerai le capot la semaine suivante. Vais me prendre une semaine de vacance, depuis le temps, personne ne dira rien. Et j’irai faire réparer la voiture loin d’ici. Voilà une bonne idée. Pas de quoi se faire du souci, n’est-ce pas ? Je me sens mieux. Pas si compliqué finalement. Je me sens bien. Tout est clair dans mon esprit. Je suis sauvé. Suis bien. Très bien même. Content. J’en ai eu un, et je m’en tire peinard. Si j’avais su cela plus tôt. Nom de Dieu ! C’est si facile. Ce n’est que cela, tuer un homme. Quelle aventure ! Si j’avais su en me rasant ce matin. S’ils savaient à qui ils ont affaire, les autres, les rats ! Feraient moins les malins. Je te crève, racaille ! Pan ! Pan ! Quel carton je ferai ! Trop bon. Je me sens un nouvel homme, invincible. Attention, j’arrive. Le garage s’ouvre. Frein à main, je coupe le contact. Noir. L’abri. Totale nuit d’azur.

« On t’as vu, hier soir, enfoiré de flic ! On va te faire la peau. »
La tête bourdonne comme un scaphandre investi par des mouches. Elle va d’un côté, puis de l’autre, balancée par de violentes claques. Les arcades sous coupées, les pommettes, la lèvre, le nez saignent abondamment, tachant sa chemise bleue azur. Ses yeux sont monstrueusement gonflés et de sa bouche coule une bave, magma emmêlé de salive, de morve, de sang, de bile et de minuscules morceaux de dent, qui de temps en temps fait une bulle irisée et salace. Tour à tour, les individus encapuchés le cognent, d’abord sur le visage. Puis comme peu à peu il s’effondre au sol, ils le couvrent de coups de pieds. Ses os craquent sous les semelles pesantes, et il se dit que celui-là, de son, il l’entend et c’est le sien.
Puis l’orage de coups se calme et, le temps qu’il entrouvre ses yeux, il aperçoit un jerricane jaune qui déverse de l’essence sur lui. Il voudrait se débattre, même articuler une supplique, un râlement incitant à la clémence. Il a compris qu’ils veulent venger la mort d’un des leurs. Et toutes les humiliations que les siens leur ont fait subir. Il sait qu’il va payer pour les autres. Au moins, il se dit qu’il en a eu un hier, et ça le console. De toute façon, son corps refuse de se mouvoir. Il n’arrive qu’à trembler, impuissant. Seule sa conscience est totalement claire encore. Il entend avec horreur le bruit d’un briquet qu’on allume, et soudain une gigantesque brûlure s’empare de tout son corps. Une flamme l’enveloppe, qu’il ne voit pas, mais qui dévore ses chairs de nouveau sensibles comme des milliers de piqûres incandescentes. Il y a le bruit du feu qui le dévore, et des éclats de rire qui le moquent derrière le mur de son incendie.

A la suite du meurtre de ce policier, dont on ne découvrit le crime que quelques jours plus tard, lorsque fût déménagé son garage, de violentes émeutes s’emparèrent de son quartier, puis s’étendirent rapidement à tout le pays. Le président déclara l’état d’urgence, et obtint les pleins pouvoirs, puisque les révoltes ne faiblissaient pas. L’armée a été appelée en renfort, le couvre-feu étendu. La dictature était là, et le peuple écumait de rage et de bonheur, jappant de joie de vivre dans un immense chenil.