La sériographie s'est, de longtemps, dotée d'un couteau de boucher.
La technique sérielle s'articule sur une analyse par "niveaux" : du niveau du phonème à celui, tant décrié, du mot ; du mot à la phrase (non moins polémique), de la phrase au discours et du discours à leur socle commun, duquel infailliblement nous saurons isoler une série de discours.
Le principe sériel, pour se décliner d'un niveau à l'autre, nécessite une clarification : la répétition, aujourd'hui si fréquemment assimilée à la notion de série (c'est la série industrielle et commerciale) n'est qu'un cas de figure, somme toute limitatif, de la production sérielle. Ce cas, nous l'appelons a = a. Si ce cas de figure apparaît le plus simple, nous pouvons aisément nous convaincre qu'il y a là une sévère illusion, car comme le dit Youri Lotman, si le poète écrit :
Le cavalier s'en va
dans le brouillard, le brouillard, le brouillard
Il va de soi qu'il n'entre pas dans trois brouillards consécutifs mais que la répétition joue un rôle d'intensification, en somme (bien qu'il faudrait revenir sur ce que nous entendons par là ).
Néanmoins, clouons le bec à cette assimilation abusive de "répétition" et de "série" en admettant - selon le mot de Pierre Boulez - que la série est - et est toujours, quel que soit le point de l'histoire où nous prenons le mot - "fonction d'intervalle", impliquant 1) un espace de définition ; 2) une structure élémentaire ; 3) une fonction d'engendrement.
La langue nous donne un exemple idéal (car non rationel) de ce principe général de l'organisation sérielle. L'espace de définition - découle de l'articulation de l'appareil phonatoire. A la naissance, le bébé est apte à prononcer l'ensemble des sons qui parcourt l'amalgame linguistique de l'humanité ; très tôt, il perd cette faculté pour entrer en possession de l'appareil phonologique de sa langue maternelle. L'acquisition de la langue est elle-même subordonée à la définition d'un espace phonologique clos. De cette limitation naît une structure élémentaire : l'appareil phonologique d'une langue va d'une vingtaine à quelque quatre-vingt phonèmes, guère plus. En français, on admet trente-six phonèmes. L'existence de certains est d'ailleurs sujette à discussion, ce qui nous oblige à convenir du caractère flottant, au sein de l'espace sériel, de toute frontière. Enfin, pour que l'appareil phonologique se constitue en langue, il est nécessaire qu'opère une fonction d'engendrement, particulièrement complexe dans le cas de la langue puisqu'elle doit rendre compte non seulement de la formation des mots mais encore de toute fonction syntagmatique.
La langue est définitivement l'espace sériel idéal car elle ne répond pas à des contraintes artificielles mais à une nécessité anthropologique. C'est cette réalité complexe qui contribue à défnir, le plus rigoureusement possible (c'est-à -dire, sans excessive simplification) le principe de série. Et cette structure nous oblige à prendre en considération deux faits essentiels : d'une part, il n'est pas possible de penser un niveau sans penser simultanément le niveau directement inférieur et le niveau directement supérieur (cela, c'est la leçon de Benveniste). D'autre part, les fonctions sérielles ne peuvent être réduites à de simples procédures arithmétiques : elles admettent non seulement un système d'opérations différenciées, mais encore (et peut-être surtout) un principe d'ouverture tel que le système entier peut se trouver altéré par une incidence extérieure - ou une combinaison nouvelle interne à l'espace de définition.
Tout cela se vérifie dans l'étude des langues. Nous retrouverons les mêmes mécanismes à l'oeuvre sur le plan des discours. Et dans leurs relations externes aussi bien (ce que nous appelons les "séries de discours", suivant Michel Foucault). Et même, ce type d'analyse devrait s'y révéler plus pertinent encore puisque la langue n'existe pas en tant que telle, qu'elle est à la fois représentation subjective de celui qui la parle et représentation politique de l'ensemble culturel qui la produit.
Poétiquement, cela nous oblige à reconsidérer les tentatives antérieures qui, souvent sous l'impact du sérialisme musical, en ont dérivé des systèmes qui, pour la plupart, se sont ramenées à des combinatoires fermées. Il va de soi que, si la logique combinatoire au sens strict a une réelle incidence sur la production discursive, l'accident (au sens saussurien : "Le hasard crée ce qui deviendra significatif") interdit de se satisfaire des automates qui résultent d'une telle approche.
Une sériographie ex-nihilo est-elle concevable ? Si les principes de composition mis en oeuvre d'Arnold Schoënberg à Frédéric Durieux nous semblent si pertinents, propres à dégager de nouvelles formes de compréhension du fait musical, nous devons nous rappeler que les grandes oeuvres du sérialisme ont chaque fois été la résolution, dans un ordre complexe et antagonsite, de problèmes liés à une structure excessivement simple (la série dodécaphonique). Schoenberg confronte la série à des formes (ou enveloppes) héritées de la tradition ; Webern, celui qui va à la racine de la série, le fait à condition de l'intégrer dans un espace polyphonique neuf qui seul, lui permet d'articuler la dodécaphonie en une totalité discursive ; quant à Pierre Boulez, est-il nécessaire de rappeler le caractère fondamentalement dialectique de son usage de la série, dans une logique où l'accident permet au système de se mettre en branle ?
Combien, à côté de tels développements, paraissent naïves et inexpressives les tentatives oulipiennes ou même celles de Michel Butor, axées sur une logique de permutation plus ou moins avancée ! Réellement, si l'on cherchait des métaphores poétiques du fait sériel tel qu'il s'est constitué au long du XXe siècle (et qui constitue, pour nous, un legs), il faudrait les chercher chez des auteurs qui, pour une raison ou pour une autre (soit qu'ils l'aient devancé, soit qu'ils l'aient ignoré) n'ont jamais revendiqué une appartenance à l'idéologie sérielle : Mallarmé, parce qu'il est antérieur au sérialisme ; Paul Celan, parce qu'il articule l'héritage surréaliste au coeur d'un dire que ne pouvaient concevoir les représentants de ce courant qui, lui aussi, nous enseigne pourtant la série), Jean Grosjean parce qu'il oblige à penser le rapport le plus complexe, sinon le plus inextricable des phénomènes que nous appelons sériels : la simplicité.
L'exercice de la série ne se pense qu'à partir d'un dire, c'est-à -dire d'un sujet, c'est-à -dire d'une réalité anthropologique où le singulier et le collectif ne se pensent pas séparément. Le sérialisme ne peut que réfuter les deux visions antagonistes du fait littéraire : celle qui voit l'oeuvre comme le "reflet de la psychologie" d'un auteur et qui entend expliquer l'oeuvre par la biographie ; celle qui voit le texte comme un ensemble abstrait de structures mécaniques et dont l'action serait, pour ainsi dire, immanente à cette structuration. La réalité de ce que nous appelons série, sérialime, structure ou organisation sérielle, revient à une dialectique sans résolution, à un état de conflit permanent. Et c'est peut-être là une autre façon d'entendre le mot de Mandelstam, qui relevait, il est vrai, d'un tout autre contexte : "En poésie, c'est toujours la guerre",