Il y a des mots et des choses qui n'ont l'air de rien, qu'on rencontre de temps en temps, comme par hasard, au coin d'une rue,
d'une route, d'une piste, d'un sentier ou, plus prosaïquement, d'une conversation, et qu'on oublie ensuite pour longtemps.
Mais ils sont là , comme en réserve, attendant leur heure pour se manifester à nouveau (quand on aura peut-être mué de peau ,
bourlingué d'îles en continents et de continents en îles et atteint des eaux plus calmes) , renaissant de leurs cendres et s'imposant enfin.
Volubilis! Volubilis! Pourquoi ce mot revient-il aussi fort aujourd'hui dans mon imaginaire et dans ma mémoire?
Volubilis, mot qui fait surgir pour moi l'ombre et la voix profonde de René Char, pour qui les mots et la vie
ne faisaient qu'un , dans une extraordinaire eucharistie : « Entends le mot accomplir ce qu’il dit – écrit-il
dans La scie rêveuse – Sens le mot être à son tour ce que tu es. Et ton existence devient doublement tienne ».
J'ai tournoyé autour d'un point fixe que j'ignorais, comme l' ipomée " semblable à un ver " ou volubilis,
liseron bleu grimpant en torsades sur quelque racine ou autour d'un chêne ou d'un palmier, selon la latitude.
Je me souviens de mes premiers volubilis enlacés à la souche à demi pourrie d'un arbre abattu par quelque cyclone
dans le jardin aux deux cents espèces de plantes rapportées des courses en forêt , sur l'île de Sao Tomé
avec laquelle nous pivotions sur le plan de l'équateur, perdus sur l'océan à égale distance de la Polaire et de la Croix du Sud,
écartelés entre deux hémisphères, comme autant de spirales de volubilis emportées en des révolutions parfaitement uniformes,
douze heures de jour douze heures de nuit, dans une ronde sidérale nous enroulant comme elles mais dans l'espace total
puisque de ce point de la terre on peut suivre toutes les constellations des deux hémisphères, dans ces nuits des origines
où le ciel est parfaitement clair et où je lisais à livre ouvert sans que les lumières de la ville ne brouillent ma vue.
Mais je n'ai essayé de grimper sur aucune espèce d'haricot géant comme toi, Jack, ni accédé au monde d'en haut et par suite,
je n'ai rapporté de mes errances aucun sac d'or, ni de harpe d'or : uniquement des souvenirs , c'est-à-dire des mots
plus ou moins enfouis dans la mémoire et qui sont peut-être mon seul trésor, s'il est vrai qu'ils accomplissent ce qu'ils disent
et s'ils sont à leur tour ce que je suis. D'ailleurs, je n'ai pas retrouvé avec le ciel d'ici, moins universel, la complicité, l'intimité
que j'avais avec le ciel de là bas, quand je suivais soir après soir la course des étoiles, que je voyais disparaître une à une
les constellations et s'en lever d'autres, que j'assistais incrédule à la volte-face de Mars qui me stupéfiait autant sans doute
que les Anciens, qui ne pouvaient admettre que le mouvement des astres ne soit pas parfait et qui voyaient dans cette incartade
de la planète brique, simple illusion pourtant, un crime contre l'ordre du monde, une rébellion insensée contre les Dieux
qui remettrait immanquablement en question le Beau et le Bien qui avaient leur source, en ce temps-là, dans le ciel des Idées.
Une autre Volubilis, féminine celle-là, vaisseau de pierre ou plutôt épave, à la fois magnifique, désolée et poignante
comme tous les vestiges qui témoignent d'un passé admirable et définitivemet disparu , m'attendait sous d'autres latitudes,
étendue dans une morne plaine qui autrefois avait été couverte d'oliviers, au pied du Djebel Zerhoun et au creux d'un méandre
de l'oued Khoumane qui serpente autour du site. Pourtant son nom ne vient pas de ces enroulements inscrits dans le sol même,
mais peut-être d'une confusion poétique - triomphe du langage et de l'imaginaire qui l'emportent sur le réel et le constituent en effet ,
le mot accomplissant ce qu’il dit - avec le mot oualili ou Walila qui désigne en berbère la fleur de liseron ( nous retrouverions-là
la matérialité du nom, la liane et ses torsades ) ou plus sûrement le laurier-rose, particulièrement abondant sur les bords de l'oued,
dont la beauté et la séduction cachent une sève toxique, mortelle même. J'ai rêvé au pied de la basilique romaine dont le mur sud
aux huit arcs monumentaux est encore intact, après avoir erré aux abords de l'aqueduc et des thermes, franchi l'arc de triomphe
de Caracalla, admiré les mosaïques des anciennes demeures : monstres marins, fauves, cortège de Vénus, travaux d'Hercule, acrobate ...
tout un bestiaire et une mythologie mêlés dans cette cité où, dit-on, Juifs, Syriens et Espagnols côtoyaient librement les Africains.
Volubilis, oualili ou Walila, la cité enfouie appartient bien à notre monde, à l'un de nos mondes, et grâce à l'archéologie et à la mémoire,
elle se réinscrit dans le réel. Mais il y a beaucoup d'autres Volubilis qui, elles ont entièrement disparu, Atlantides oubliées sous les sables
ou les terres alluviales, ou au coeur des forêts tropicales d'Asie du sud-est ou d'Amériquie centrale et qui parfois ne sont que des noms,
métaphores de ce multivers que nous promettent les sciences, mathématiques d'abord avec Cantor, physiques avec Plank et ses quanta,
à travers des théories qui traduisent aussi et d'abord le désir d'infini qui habite les hommes depuis les temps les plus anciens,
bien antérieurs à toutes ces conceptions dans lesquelles l'esprit se perd mais trouve aussi un nouvel aliment - quand ce n'est pas l'inverse ,
l'imaginaire précèdant les modèles scientifiques et suscitant d'incroyables hypothèses, ouvrant de nouvelles voies - . Mots de pierre
ou mots de vent, la langue est notre vraie patrie, fait ressurgir le passé, rend les pays les plus lointains présents , construit des mondes nouveaux
et pas seulement de simples supercheries comme ces demeures troglodytes tunisiennes millénaires qui ont servi de décor à la Star War,
mais qui se sont muées en un lieu extragalactique plus réel que l'ancien, où les gens vont en foule comme vers une nouvelle Mecque .
Evidemment, j'ai planté chez moi ... un volubilis, au pied de la treille qui court sur le haut du mur sud, côté véranda et terrasse ,
sans intentions particulières - du moins, c'est ce que je croyais - et tous les ans ses tiges s'entremêlent aux pampres de la vigne,
leurs feuillages confondus, les grandes corolles en forme d'entonnoir d'un bleu entre azur et outre mer alternant avec les jeunes grappes,
annonciatrices de fêtes bachiques, front couronné de fleurs tressées et coupes pleines d'un vin vermeil. Ainsi, devant ma porte
se mêlent, dans ces flots verts, l'ici et l'ailleurs, le passé et le présent, l'orient et l'occident , dans une fête païenne et végétale
à peine nostalgique par instants. Car la fleur de l'ipomée, à l'égal de la rose du poète, ne dure, dans sa couleur bleue, qu'un jour à peine
et, dès le premier soir tourne au pourpre puis au violet du demi-deuil, avant que sa corolle en cornet ne se retrousse inexorablement,
se réduisant comme peau de chagrin jusqu'à n'être plus, au matin, qu'un simple cartouche fermé - cachant quel secret? - , puis,
elle tombe au sol, inutile maintenant, prête à être foulée au pied ou emportée par une averse. Mais d'autres fleurs entre temps écloront,
d'une insolente vitalité , et la chute brutale de l'autre, fanée, décolorée, recroquevillée sur elle-même, déchue , ressemble plus
au coup de pinceau du peintre qui corrige une erreur sur la toile qu'à un drame existentiel à la Ronsard. Pour faire revivre le passé,
me transporter dans d'autres régions de l'âme, vers des orients ou des Indes occidentales mythiques, je n' aurai pas besoin de mâcher
les graines d'ipomée comme certains qui dans leur blog ravalent cette merveilleuse création au simple rang de pourvoyeuse d'alcaloïdes,
ignorant la beauté de sa fleur qui n'est, pour eux sans doute, qu'un stade intermédiaire, provisoire et en soi inutile si ce n'est
qu'il est le précurseur des fruits attendus et dont on guette la chute avec impatience pour enfin atteindre aux paradis artificiels.
" Qu' importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse ... " , mais est-ce si sûr aujourd'hui où un simple clic suffit - ??? - et remplace
la lente patience ou la fureur passionnée, souvent douloureuse du chercheur d'infini, du chasseur d'étoiles, du poète "aux semelles de vent "
décidé à mettre en jeu sa vie à tous moments, risquant de se retrouver en dormeur du val percé au coeur et anéanti, bateau ivre
ayant rompu ses amarres , jouant son destin mortel aux dés sur les pistes du Harar et, mourant, il rêve encore de retourner à Aden, Arabie.
Oui, le volubilis, grâce à l'inépuisable énergie montant de ses racines mariées à celles de la vigne puissante et maternelle,
indifférent au sort des naufragés de la nuit jonchant le sol, nous surprend tous les matins par l'explosion de dizaines de corolles
nouvelles, buvant avec avidité la lumière laiteuse de l'aube, grandes ouvertes aux rayons du soleil, frémissantes de vie
et décidées à jouir intensément de cet unique jour qui doit voir leur triomphe éphémère mais enivrant, puis leur chute,
dédiées corps et âmes à leur somptueux et funeste destin .Volubilis, avec ta sève débordante et généreuse, dans ton élan panthéiste
tout entier tourné vers le présent, tu nous aspires vers le haut dans tes spirales qui s'élèvent au-dessus du toit, vers le cosmos,
tu nous montres à nouveau la voie ,
tu deviens le nom de notre espoir.