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LE BILAN DE L'INTELLIGENCE


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4 réponses à ce sujet

#1 J.G. Mads

J.G. Mads

    J.G. Mads

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Posté 16 octobre 2013 - 06:53

Nous ne regardons plus le passé comme un fils regarde son père, duquel il peut apprendre quelque chose, mais comme un homme fait regarde un enfant... Nous aurions parfois l'envie d'instruire et d'émerveiller les plus grands de nos aïeux, les ayant ressuscités pour nous donner ce plaisir. (p. 9)

 

(...)

 

 

Tout se passe dans notre état de civilisation industrielle comme si, ayant inventé quelque substance, on inventait d'après ses propriétés une maladie qu'elle guérisse, une soif qu'elle puisse apaiser, une douleur qu'elle abolisse. On nous inocule donc, pour des fins d'enrichissement, des goûts et des désirs qui n'ont pas de racines dans notre vie physiologique profonde, mais qui résultent d'excitations psychiques ou sensorielles délibérément infligées. L'homme moderne s'enivre de dissipation. Abus de vitesse, abus de lumière, abus de toniques, de stupéfiants, d'excitants... Abus de fréquence dans les impressions ; abus de diversité ; abus de résonance ; abus de facilités ; abus de merveilles ; abus de ces prodigieux moyens de déclenchement, par l'artifice desquels d'immenses effets sont mis sous le doigt d'un enfant. Toute vie actuelle est inséparable de ces abus. Notre système organique, soumis de plus en plus à des expériences mécaniques, physiques et chimiques toujours nouvelles, se comporte, à l'égard de ces puissances et de ces rythmes qu'on lui inflige, à peu près comme il le fait à l'égard d'une intoxication insidieuse. Il s'accommode à son poison, il l'exige bientôt. Il en trouve chaque jour la dose insuffisante.

 

L'oeil, à l'époque de Ronsard, se contentait d'une chandelle, - si ce n'est d'une mèche trempée dans l'huile ; les érudits de ce temps-là, qui travaillaient volontiers la nuit, lisaient (et quels grimoires!), écrivaient sans difficulté, à quelque lueur mouvante et misérable. L'oeil, aujourd'hui, réclame vingt, cinquante, cent bougies. L'oreille exige toutes les puissances de l'orchestre, tolère les dissonances les plus féroces, s'accoutume au tonnerre des camions, aux sifflements, aux grincements, aux ronflements des machines, et parfois les veut retrouver dans la musique des concerts. (p. 26-27)

 

 

(...)

 

Il n'y avait pas de minute ni de seconde pour les anciens. Des artistes comme Stevenson, comme Gauguin, ont fui l'Europe et gagné des îles sans horloges. Le courrier ni le téléphone ne harcelaient Platon. L'heure du train ne pressait pas Virgile. Descartes s'oubliait à songer sur les quais d'Amsterdam. Mais nos mouvements aujourd'hui se règlent sur des fractions exactes du temps. Le vingtième de seconde lui-même commence à n'être plus négligeable dans certains domaines de la pratique.

Sans doute, l'organisme est admirable de souplesse. Il résiste jusqu'ici à des traitements de plus en plus inhumains, mais, enfin, soutiendra-t-il toujours cette contrainte et ces excès ? (p. 31-32)

 

(...)

 

Je n'hésite jamais à le déclarer, le diplôme est l'ennemi mortel de la culture. Plus les diplômes ont pris d'importance dans la vie (et cette importance n'a fait que croître à cause des circonstances économiques), plus le rendement de l'enseignement a été faible. Plus le contrôle s'est exercé, s'est multiplié, plus les résultats ont été mauvais.

Mauvais par ses effets sur l'esprit public et sur l'esprit tout court. Mauvais parce qu'il crée des espoirs, des illusions de droits acquis. Mauvais par tous les stratagèmes et les subterfuges qu'il suggère ; les recommandations, les préparations stratégiques, et, en somme, l'emploi de tous expédients pour franchir le seuil redoutable. C'est là, il faut l'avouer, une étrange et détestable initiation à la vie intellectuelle et civique.

D'ailleurs, si je me fonde sur la seule expérience et si je regarde les effets du contrôle en général, je constate que le contrôle, en toute matière, aboutit à vicier l'action, à la pervertir... Je vous l'ai déjà dit : dès qu'une action est soumise à un contrôle, le but profond de celui qui agit n'est plus l'action même, mais il conçoit d'abord la prévision du contrôle, la mise en échec des moyens de contrôle. (…)

Le diplôme fondamental, chez nous, c'est le baccalauréat. Il a conduit à orienter les études sur un programme strictement défini et en considération d'épreuves qui, avant tout, représentent, pour les examinateurs, les professeurs et les patients, une perte totale, radicale et non compensée, de temps et de travail. Du jour où vous créez un diplôme, un contrôle bien défini, vous voyez aussitôt s'organiser en regard tout un dispositif non moins précis que votre programme, qui a pour but unique de conquérir ce diplôme par tous moyens. Le but de l'enseignement n'étant plus la formation de l'esprit, mais l'acquisition du diplôme, c'est le minimum exigible qui devient l'objet des études. Il ne s'agit plus d'apprendre le latin, ou le grec, ou la géométrie. Il s'agit d'emprunter, et non plus d'acquérir, d'emprunter ce qu'il faut pour passer le baccalauréat. (p. 43, 44, 45)

 

 

 

 

Paul Valéry, conférence de 1935 (éditions ALLIA, 2012).

 

3,10 euros



#2 J.G. Mads

J.G. Mads

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Posté 21 octobre 2013 - 10:44

Je ne veux pas examiner en détail les diverses matières de cet enseignement détestable : je me bornerai à vous montrer à quel point l'esprit se trouve choqué et blessé par ce système dans ses parties les plus sensibles.

Laissons la question du grec et celle du latin, c'est une dérision que l'histoire des vicissitudes de ces enseignements. On remet, ou on retire, selon le flux ou le reflux, un peu plus de grec ou un peu plus de latin dans les programmes. Mais quel grec et quel latin ! La querelle dite des "humanités" n'est que le combat des simulacres de culture. L'impression qu'on éprouve devant l'usage qu'on fait de ces malheureuses langues deux fois mortes est celle d'une étrange falsification. Ce ne sont plus véritablement des langues ni des littératures dont on s'occupe, ces langages semblent n'avoir jamais été parlés que par des fantômes. Ce sont, pour l'immense majorité de ceux qui font semblant de les étudier, des conventions bizarres dont l'unique fonction est de constituer les difficultés d'un examen. (...) On sait un latin, ou, plutôt, on fait semblant de savoir un latin, dont la version du baccalauréat est la fin dernière et définitive. J'estime, pour ma part, que mieux vaudrait rendre l'enseignement des langues mortes entièrement facultatif, sans épreuves obligatoires, et dresser seulement quelques élèves à les connaître assez solidement, plutôt que les contraindre en masse à absorber des parcelles inassimilables de langages qui n'ont jamais existé... Je croirai à l'enseignement des langues antiques quand j'aurai vu, en chemin de fer, un voyageur sur mille tirer de sa poche un petit Thucydide ou un charmant Virgile, et s'y absorber, foulant aux pieds journaux et romans plus ou moins policiers. (p 47-48)



#3 J.G. Mads

J.G. Mads

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Posté 21 octobre 2013 - 11:06

Mais passons au français. Il me suffira, sur ce point, de vous apprendre un chose immense : la France est le seul pays du monde où l'on ne puisse absolument pas apprendre à parler le français. Allez à Tokyo, à Hambourg, à Melbourne, il n'est pas impossible que l'on vous y enseigne à prononcer correctement votre langue. Mais faites, au contraire, le tour de France, c'est-à-dire le tour des accents, et vous connaîtrez Babel. Rien de moins étonnant : on ne prononce spontanément le véritable français que dans les régions où le français s'est formé. Mais ce qui, au contraire, peut étonner l'observateur, - mais qui semble ne pas étonner les éducateurs, - c'est que ces diverses prononciations françaises : accent marseillais, picard, lyonnais, limousin, corse ou germanique, ne soient, dans une nation dont on connaît les goûts très vifs pour l'unification, réformés, corrigés, de manière que tous les Français puissent reconnaître leur langue, en tous les points du  territoire.

Ici se placent les méfaits de l'orthographe. Parcourons donc les provinces de notre pays. Nous trouverons dans les divers parlers locaux que les voyelles du français sont généralement altérées selon les provinces. Mais, au contraire, nous observerons que la figure des mots, cette figure articulée qui est en quelque sorte construite ou dessinée par les consonnes, est rigoureusement, beaucoup trop rigoureusement, formée par toutes ces bouches selon la criminelle orthographe. On constate, par exemple, que toutes les lettres doublées dans l'écriture et que le français ne devrait pas faire sentir sont terriblement fortifiées dans la parole. Tout se prononce. On dira, par exemple, somptueux ou dompter..., au lieu de sontueux ou donter... Et, dans le Midi, nous disons fort bien : La valeur n'attend pas le nombre des années.

 



#4 J.G. Mads

J.G. Mads

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Posté 21 octobre 2013 - 11:30

Ce n'est pas ici le lieu de faire le procès complet de l'orthographe. L'absurdité de notre orthographe qui est, en vérité, une des fabrications les plus cocasses du monde, est bien connue. Elle est un recueil impérieux ou impératif d'une quantité d'erreurs d'étymologies artificiellement fixées par des décisions inexplicables. Laissons ce procès de côté (non sans observer à quel point la complication orthographique de notre langue la met en état d'infériorité vis-à-vis de certaines autres. L'italien est parfaitement phonétique, cependant que le français, qui est riche, possède deux manières d'écrire f, quatre manières d'écrire k, deux d'écrire z, etc.).

 

Mais je reviens à la langue parlée. Croyez-vous que notre littérature, et singulièrement notre poésie, ne pâtisse pas de notre négligence dans l'éducation de la parole ? Que voulez-vous que devienne un poète, un véritable poète, un homme pour qui les sons du langage ont une importance égale (égale, vous m'entendez bien !) à celle du sens, quand, ayant calculé de son mieux ses figures rythmiques, la valeur de la voix et des timbres, il lui arrive d'entendre cette musique si particulière qu'est la poésie, interprétée, ou plutôt massacrée, selon l'un des divers accents que je vous ai énumérés ? Mais même lorsque l'accent est celui du véritable français, la diction scolaire telle qu'elle est pratiquée est tout bonnement criminelle. Allez donc entendre du La Fontaine, du Racine, récité dans une école quelconque ! La consigne est littéralement d'ânonner, et, d'ailleurs, jamais la moindre idée du rythme, des assonances et des allitérations qui constituent la substance sonore de la poésie n'est donnée et démontrée aux enfants. On considère sans doute comme futilités ce qui est la substance même de la poésie. Mais, en revanche, on exigera des candidats aux examens une certaine connaissance de la poésie et des poètes. Quelle étrange connaissance ! (...) Cependant qu'on exige le respect de la partie absurde de notre langage, qui est sa partie orthographique, on tolère la falsification la plus barbare de la partie phonétique, c'est-à-dire la langue vivante. L'idée fondamentale semble ici, comme en d'autres matières, d'instituer des moyens de contrôle faciles, car rien n'est plus facile que de constater la conformité de l'écriture d'un texte, ou sa non-conformité, avec l'orthographe légale, aux dépens de la véritable connaissance, c'est-à-dire de la sensation poétique. (p 51 à 53)



#5 J.G. Mads

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Posté 21 octobre 2013 - 12:49

Vous le savez, mais vous ne l'avez peut-être pas assez médité, à quel point l'ère moderne est parlante. Nos villes sont couvertes de gigantesques écritures. La nuit même est peuplée de mots de feu. Dès le matin, des feuilles imprimées innombrables sont aux mains des passants, des voyageurs dans les trains, et des paresseux dans leurs lits. Il suffit de tourner un bouton dans sa chambre pour entendre les voix du monde, et parfois la voix de nos maîtres. Quant aux livres, on n'en a a jamais tant publié. On n'a jamais tant lu, ou plutôt tant parcouru !

Que peut-il résulter de cette grande débauche ?

Les mêmes effets que je vous décrivais tout à l'heure ; mais, cette fois, c'est notre sensibilité verbale qui s'est brutalisée, émoussée, dégradée... Le langage s'use en nous.

L'épithète est dépréciée. L'inflation de la publicité a fait tomber à rien la puissance des adjectifs les plus forts. La louange et même l'injure sont dans la détresse ; on doit se fatiguer à chercher de quoi glorifier ou insulter les gens !

D'ailleurs, la quantité des publications, leur fréquence diurne, le flux des choses qui s'impriment ou se diffusent, emportent du matin au soir les jugements et les impressions, les mélangent et les malaxent, et font de nos cervelles une substance véritablement grise, où rien ne dure, rien ne domine, et nous éprouvons l'étrange impression de la monotonie de la nouveauté, et de l'ennui des merveilles et des extrêmes.

Que faut-il conclure de ces constatations ?

Si incomplètes qu'elles soient, je pense qu'elles suffisent à faire concevoir des craintes sérieuses sur les destins de l'intelligence telle que nous la connaissions jusqu'ici. (...)

Je m'oblige à ne pas me prononcer  sur les grandes énigmes que nous propose l'ère moderne. Je vois qu'elle soumet nos esprits à des épreuves inouïes.

Toutes les notions sur lesquelles nous avons vécu sont ébranlées. Les sciences mènent la danse. Le temps, l'espace, la matière, sont comme sur le feu, et les catégories sont en fusion. (...)

Il semble que l'Etat actuellement l'emporte et que sa puissance tende à absorber presque entièrement l'individu.

Mais l'individu, c'est aussi la liberté de l'esprit. Or, nous avons vu que cette liberté (dans son sens le plus élevé) devient illusoire par le seul effet de la vie moderne. Nous sommes suggestionnés, harcelés, abêtis, en proie à toutes les contradictions, à toutes les dissonances qui déchirent le milieu de la civilisation actuelle. (p 57 à 59)