J'ai sombré dans le sommeil en pensant à Keanu. À mon réveil, j'étais encore en elle. Pourtant je ne sais pas qui elle est. Mais je l'aimais.
Dans le rêve c'était même devenu obsessionnel. Keanu était mon héroïne et sa disparition signifiait simplement la fin du monde, la vraie !
Le plâtre tombait du plafond. Moi, je mangeais des gâteaux en pleurant. L'eau était électrique, ma peau aussi. Des sirènes hurlaient dehors.
Je ne sais si le monde finissait à cause de moi ou de ceux qui en voulaient à sa peau. Je ne sais ce qui était pire, moi ou le monde ? Le monde finissait-il à cause de mon amour ? Parce que je l'avais divulgué ? Parce que je n'avais su l'entourer de ma secrète protection ?
Après tout, je ne suis qu'un serpent-girafe extraterrestre oublié des siens et sans doute même tenu pour mort par ceux de mon espèce...
Je n'avais pas le droit d'aimer Keanu. La transgression était pire que si j'avais prétendu la dépecer, la brutaliser, l'humilier, la perdre, la droguer, la torturer, la priver de tout contact avec l'extérieur, l'emmener au cinéma, la livrer au mouton métallique ou aux zombies... La tronçonner, l'énucléer, la fouetter jusqu'à ce que son corps ne soit qu'une partition de stries incarnadines, la percer de microrobinets. Lui lire du Flaubert ou la rôtir, l'emmener dans une zone semi-désertique en guerre depuis 47 ans pour la livrer à des soldats ivres de sang. Ou encore la forcer à marcher pieds nus sur des monceaux de cadavres dans lesquels on a planté des piques métalliques et des torches vives.
Dans ce rêve apocalyptique, rien n'était pire que le peu de tendresse que je quémandais. Un tribunal mondial le confirmerait, d'ailleurs.
« Le prévenu - un serpent-girafe extraterrestre qui ose troubler l'ordre public des choses en prétendant offrir des fleurs à une actrice ! »
« Il se trompe ! Et il déterre des racines et des bulbes pour en faire un bouquet de 18 kg ! »
Même Keanu se demande si l'on se moque d'elle.
Alors le plâtre m'asphyxiait tandis qu'à l'extérieur les gens brûlaient spontanément. Au loin on entendait un bêlement atroce et continu.
Je tendais longuement mon cou curieux en rampant sous le plâtre. J'étais prisonnier. Les zombies semblaient mieux résister que les vivants.
Le monde pouvait me haïr, cela m'indifférait. J'en ai assez vu de ces humains et de leurs politiques sordides, de leurs pauvres esprits. Leur mépris, leur gloriole, leur incompréhension et la fierté qu'ils entretiennent de leur ignorance, leur bavardage sans parole, langage sans vie, leurs dieux qui sont des marionnettes trop solides quand dieu - ou ce qu'il en reste - n'est que dans la déchirante fragilité nichèe entre leurs mots.
Comme un enfant terrorisé qui se planque entre deux pierres à peine plus grosses que lui au passage d'une colonne de chars d'assaut et qui voudrait être pierre lui aussi. Qui se demande pourquoi on l'a fait autre que pierre et si la pierre ressent cette souffrance continue qu'on appelle vivre et sans laquelle vivre n'est rien et il vaudrait mieux être pierre mais l'enfant ne sait pas si la pierre ne vit pas pire, au final. Il dit...
Rien. Il ne peut rien dire. Il est le commencement du langage tout à la fin du monde. Sa mère est une flaque de sang et lui pas assez rien. Son père est un soldat parmi 17 149 croix ou stèles qu'on honorera chaque année avec faste. L'humanité ne mérite pas que vive cet enfant.
Tuez-le, avancez, écrasez cet amas d'organes impubères. La vie n'en sera pas choquée et les chenilles de vos chars se sentiront utiles.
Pourtant il faut que cette fragilité demeure. Malgré tout. En dépit d'elle-même et en dépit de cette humanité grossière et scandaleuse.
Il faut que tout se renouvelle et le pire et le pire mais moi ? Moi qui ne suis qu'un monstre hybride parmi des monstres uniformes, quoi ?
Je devrais peut-être noter ce rêve et le transmettre à mes correspondants s'ils sont encore dans la stratosphère ? Leur dire que j'ai le mot... le mot inacceptable même pour Keanu Reeves.
Que ces crétins humanoïdes pourraient tout accepter mais pas ça. Parce que ça, ça les obligerait à croire qu'ils peuvent mieux. Qu'ils peuvent se pardonner, par exemple. Ce qui reviendrait à dire qu'ils ont erré. À traduire qu'il y a des larmes dans leurs mots. Non.
Il est plus simple de détruire.
Le mot que prononçait la mère de l'enfant-pierre avant qu'on le la change en flaque de sang. Que son regard détruit exprime aveuglément car il n'a pas besoin de preuve ni de force ni d'extase amoureuse même, moins encore de démonstration et pas besoin de moi non plus, au fait.
Non, ici il n'y a nullement besoin d'un serpent-girafe qui se meut au rythme des contorsions de son étrange cou orange vif. Aux yeux énormes comme des écrans où ne peut être projeté qu'un film au déroulé inachevé et qui n'est qu'achèvement. Merde. Merde. Merde. Merde encore. Et. Merde. Chiure et sang. Merde. Merde. Merde. Merde. Merde. Merde. Merde et je chie et je ramasse ma merde. Chiure encore que je ramasse.
Et je me barbouille le visage avec ma merde pour faire croire que je pleure. Merde encore. Et merde et je n'en finirai pas de chier. Merde.
Et je dirai que c'est de la tendresse que je chie et le tribunal mondial pour les procès extraterrestres expliquera tout ça très bien, hein.
Mon besoin de douceur est infini.[1]
La bobine s'étiole
« Heureusement ! », .se dit le projectionniste en souriant. On se demande quelle substance le réalisateur a pris ce jour-là.
La séquence qui s'enclenche montre la plage de Muriwai, vide. Une crevasse qui a la forme du corps de Keanu endormie laisse penser qu'elle fut ici.
Il y a dix ou douze spectateurs dans la salle. Deux d'entre eux se sont perdus si loin en eux-mêmes qu'il est difficile de dire s'ils sont.
Le projectionniste écoute la rotation inverse des bandes de film et se dit qu'il est temps de retourner au Round Corner. Bientôt une heure.
En fait de douceur il lorgne surtout l'âpreté d'un sky de mauvaise qualité qui enlacera l'intérieur de sa gorge comme une sœur perdue de vue.
Le sky frelaté et sa gorge brûlée de tabac corrosif sont comme deux êtres revenus de tout et qui savent que rien n'a aucune importance sinon le seul fait que vivants, ils se reconnaissent comme vivants et empruntent ensemble le chemin de la mort sans certitude, l'escalier – dérobé à la vie, la complicité muette de ceux qui côtoient l'ombre de leur mort prochaine comme une tierce compagnie pas si mauvaise au fond.
Le projectionniste sort, la tête vide. Il traverse la rue et entre dans le club. La soirée semble calme. Le whisky a un goût de sang. Au bar, deux gangsters parlent bas. Le projectionniste n'écoute pas mais la conversation tourne autour du nitrate. Une affaire compliquée.
L'un est plus convaincu que l'autre, c'est sensible. Il cherche à persuader son comparse que cette cuve de nitrate est un bon coup, facile. Mais il y en a pour des heures de route et c'est ce qui ennuie Archive. « Il faut passer la frontière tu vois ? » Pour l'autre, pas de souci.
« Et qui va nous l'acheter, ce nitrate ? »
Le projectionniste rêve devant son sky sanguinolent. Le liquide doré semble presque rouge à présent.
Le gérant regarde le projectionniste avec un air contrit. Comme s'il savait quelque chose que son client ignore encore. Il le sert à nouveau.
L'heure tourne. Le projectionniste trempe ses lèvres dans le verre, La tête de plus en plus vide, le corps plus cotonneux encore. Il ressort peu après avoir fini son deuxième verre. Il pleut. Le vide de son esprit s'amplifie de minute en minute, se transforme en une spirale néante où il s'abîme. Il peine à retrouver la direction du cinéma. Il reste devant l'entrée de service, un peu ivre. Il se sent las, comme si...
Comme s'il prenait conscience que cette vie n'est qu'un bocal où il tourne sans fin, comme un rituel magique destiné à retrouver Keanu. Mais c'est idiot. On ne voit pas comment cette vie de rien pourrait offrir le moindre résultat ! Il enfonce la clé dans la porte sans ardeur.
[1] Grenouillades, sept. 2012.