On entend parfois dire que telle ou telle langue est plus poétique que telle autre. Et cela ne peut être plus faux. Les langues, les mots, ne sont que des techniques – étonnantes, superbes certes – qui fournissent aux êtres humains le moyen de communiquer entre eux, de s’exprimer. Mais ce qui fait le discours poétique ce ne sont pas tant les grammaires et les vocabulaires plus ou moins riches, ce sont les âmes de ceux qui « produisent » à l’aide de ces outils des poèmes et toutes autres formes d’expression dite poétique. Ce n’est pas tant la marque de l’appareil photo qui fera d’un cliché une belle photo, c’est l’œil du photographe. Tous les photographes vous le diront non pas parce qu’ils ont un égo gros comme ça, mais parce qu’ils disent vrai. Certes, un Leïka fera une photo de meilleure qualité technique qu’un instamatic ou un appareil digital bon marché, mais c’est l’œil qui fait le cliché, pas l’appareil. Tout le monde le comprend bien en vérité. Il en est de même avec l’expression poétique. Chacun dans sa langue, chaque âme de poète qui habite ce monde peut puiser dans l’attirail de sa langue pour transcrire avec ses mots l’émotion qui l’anime.
La richesse du vocabulaire est, a priori, un élément susceptible de conditionner la richesse de la transcription. Mais un mot peut être recréé par une image, par une autre association de mots. Et rares sont les mots qui seuls expriment des sentiments profonds et complexes. Il en faut le plus souvent plus d’un pour se tirer d’affaire.
Il n’est pas non plus nécessaire de connaître toutes les mythologies et d’avoir lu tous les auteurs considérés comme « grands » pour être à même de restituer par le langage une émotion poétique, un sentiment lyrique, un épanchement de l’âme, un saignement intérieur, une anxiété, une interrogation palpitante, une mélancolie ou un désespoir ou bien encore une joie profonde, un espoir puissant, un bonheur souverain. On s’exprime avec ce que l’on a. D’abord avec ce que l’on a en soi. Et l’outil nous y aide, bien sûr. Celui ou celle qui a des références mythologiques ou sacrées les utilisera à sa guise. Mais quelqu’un d’autre s’en passera sans difficulté pourvu qu’il ou elle dispose dans son vocabulaire et sa science des mots le bagage qui lui convient. Mais, bien sûr, la lecture nous encourage, nous fait voir d’autres façons de dire les choses, peut nous inspirer, nous proposer des outils, des techniques, et nous rappeler la beauté de cet art difficile.
On peut, avec des mots simples, des mots de tous les jours, exprimer ses sentiments secrets. Mais il revient à chacun de trouver le ton qui convient, de découvrir l’alchimie subtile qui réussira à organiser ces mots pour qu’ils reproduisent fidèlement une pensée. Ceci en revanche n’est pas au nombre des outils qui s’offrent à chacun dans toutes les langues des êtres humains. L’affirmation d’un rythme, le battement palpable du cœur, ou de l’émotion, la vibration de l’âme, ne sont pas des instruments tous faits qu’il suffit de décrocher d’une panoplie pour y faire passer par leur magique filtre les paroles confuses et les cascades de mots plus ou moins cohérents que nous laisserions échapper.
Même si l’on peut peut-être encore parler de « technique » pour désigner ces syntaxes particulières de celles qui ne peuvent être véritablement enseignées, il est néanmoins bien improbable de créer pour elles des manuels. Il faut bien au préalable ressentir leur confuse gestation en soi ou se sentir saisi par leur inquiète apparition pour alors envisager de tenter de les apprivoiser, de les adapter à ses propres vibrations, ces mêmes vibrations qui les ont éveillées. Il est aussi vrai qu’avoir déjà pu approcher ces modes particuliers d’expression favorise le désir d’analogie, l’envie de s’essayer à ces exercices subtils, donne des points de repère et des références qui aident à structurer la recherche de son propre mode d’expression et cette expression elle-même. Et puis l’on fera de « mauvais » poèmes, c’est-à-dire des poèmes (écrits, filmés, photographiés, dits) qui, par exemple, ne transcriront en réalité pas le sentiment qui nous habitait. Ou bien qui reflèteront un sentiment superficiel, insuffisamment élaboré ou encore immature. Mais on en fera aussi de « bons », c’est-à-dire qui restitueront ce discours ou ce sentiment plus ou moins confus qui s’est emparé de nous, avec fidélité, permettront au lecteur ou à la lectrice de percevoir ou même de ressentir le sentiment, l’émotion, la profondeur du sentiment qui habitait alors l’auteur. Et nous travaillerons à chercher le mot le plus juste, l’expression la plus fidèle, la couleur ou le ton qui préciseront le rythme, le contraste, le timbre que nous recherchions en fin de compte.
Prends ta plume, poète, ne t’effraie pas, confronte-toi à ce magma informe que tu crois percevoir, retrousse tes manches, plonge bras et mains vers ce bouillonnement, ou même cette vase, et saisis-toi de sa matière, organise-la comme il te semble, comme il te convient. C’est en pétrissant cette pâte que tu éprouveras la profondeur de tes abymes, de tes vallées, la hauteur des cimes qui se dressent devant ton âme vagabonde.
Olivier Daniel (A) – décembre 2013