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Mes nuits d'Indochine


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5 réponses à ce sujet

#1 Anwen

Anwen

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  • Une phrase ::«La route vers l'inconnu est toujours bienvenue»

Posté 07 mai 2015 - 01:00



A plat ventre dans l'eau, faiblement appuyé sur les coudes, je vomis un mélange acre de boue et de sang. Tout mon corps frissonne dans les miasmes et la moiteur d'un jour déclinant. Il pleut tellement sur nous. La moisissure dévore lentement mes bottes, court le long de mon treillis usé, une odeur aigre de vieux tissu humide et sale hante mes heures et sur ma peau les sangsues ont laissé des marques bleuâtres aux contours infectés, douloureux. Et si je pouvais encore éprouver quelque sentiment, je serais reconnaissant aux marais de la région d'être si troubles qu'ils nous épargnent l'image de nos visages de bêtes traquées.
Les vomissements calmés, je rampe péniblement hors de la rizière. Combien de temps je suis resté là ? Je l'ignore. Tout s'est passé si vite : l'embuscade, la fusillade Mais à présent lendroit est désert, aucun bruit, aucune ombre suspecte. Je me relève lentement, fais quelques pas sur la piste qui serpente entre les zones humides, pas certain de pouvoir résister au vertige et aux violents tremblements qui me secouent. De toute façon, pour faire quoi ? Je me retourne et contemple le tombeau limoneux de mes hommes, qui aurait pu être le mien si leur corps ne m'avait pas protégé en tombant. Une vibration monte en moi, inconnue, lugubre et grave. Quelques larmes d'ivoire. Au garde-à-vous je salue les derniers miroitements d'une lumière brun-rouge sur des herbes aquatiques mollement bercées par la brise du soir avant de faire face à la nuit.



Alors je confie mon corps, mon esprit à l'obscurité qui recouvre d'une poix étouffante les mornes étendues inondées et je l'implore de ne pas prendre aussi ma vie avant que j'aie eu le temps de retourner au camp pour indiquer l'endroit où mes hommes sont tombés où j'ai failli. L'espoir, peut-être, qu'on les retrouvera pour leur donner une digne sépulture. Ceux-là, au moins, seront morts sous les balles et non rongés par la vermine ou changés en pantins désarticulés, en hirondelles de fortune. Si cela me réconforte ? Sans doute. Si ce terme avait encore un sens, du moins, j'essaierais de m'en persuader. Tout au plus m'aide-t-il à ne pas renoncer encore. Non. Pas avant d'avoir retrouvé le camp. Et je marche et je marche, laborieux parcours sur cette route à présent invisible, perdue dans l'épaisseur visqueuse des plis d'une tenture de désespoir. Au loin, vers l'est, la jungle s'anime de ses mille bruissements nocturnes, élytres d'insectes froissés, grognements indécis, couinements à deux tons des geckos. A force d'évoluer dans des paysages de graphite sans pouvoir même distinguer nos propres mains, j'ai appris à m'orienter à l'oreille, à sentir la masse des obstacles qui m'entourent, à reconnaître l'odeur des arbres de fer vers lesquels je me dirige à présent. Se mettre à couvert, le plus rapidement possible, malgré la fièvre et la fange, les hurlements aigus des articulations, malgré ces sabres chauffés à blanc qui me traversent lestomac, remontent jusque dans la mâchoire.



Mais je n'atteindrai pas la forêt. Je ne l'atteins jamais, même au plus profond de la violence de mes efforts, même si le peu de volonté qui me reste en saigne de rage. Le feu, les hommes, entravent ma route et ce soir c'est une charogne de buffle éventrée sur laquelle je trébuche. Lenteur de la chute sur la chair flasque et fétide. Rire sarcastique et sordide des geckos. Ecartelé dans la gluance et la pourriture, j'embrasse d'une étreinte salace la bête qu'une mine a dû surprendre avant moi. Son corps devient mon corps et les vers qui déjà la rongent parcourent avec volupté leur nouvelle manne tandis que la pluie se remet à tomber, indécence métallique de gouttes, une à une, sur ma nuque, goutte. Goutte. Goutte. Echo. Echo. Echo sur les grandes feuilles moqueuses, hilarité de lianes dans la débandade clignotante des lucioles. De petits ruisselets de boue et de sang séché se forment sur la carcasse du buffle, convergent, coulent entre les os pour former une flaque immonde sous mon visage. Bientôt l'acre mélange pénètre mes narines, ma gorge et je suffoque j'étouffe je me débats de toutes mes forces. Mais quelque chose me cloue au sol, comme deux glaçons sur mes épaules ces mains ses mains ? Et lorsque j'ouvre les yeux, ce regard bleu, familièrement étrange, son visage scarifié d'angoisses fugitives. Si tu savais les guerres loin de nos rêves !



Il pleut tellement sur nous Perdu dans mon propre corps, je voudrais revenir à cette réalité dense de ses doigts sur ma peau brûlante et de ses longs cheveux qui frôlent mon visage comme comme les herbes hautes qui se balancent dans le vent ce soir, traçant autour de moi de curieux idéogrammes. Un code, peut-être ? Et leur léger sifflement ne fait que renforcer l'odieuse morbidité de ce silence qu'on pourrait pétrir. Le ciel a pris une teinte verdâtre au-dessus des marais vitrifiés, des forêts criblées de ferraille ; un monde dans l'expectative, au seuil d'une apocalypse. Je le connais par coeur. Il vibre en moi, de typhons en bombardements : histoire de pluies, quand l'odeur grise et musquée de la terre grasse se mêle à celle des chairs putrides, de la poudre : long écoeurement et dans la bouche ce goût insoutenable de vase et de soufre. Je retiens ma respiration, laisse éclater l'orage, gronder, mugir et s'entrouvrir la terre sous mon être enchaîné tandis qu'à l'intérieur se déverse, napalm, le lent poison du souvenir, cire en ébullition, coulée, moulée à chaque plaie, chaque meurtrissure tenue béante, jusqu'à ce que je ne sois plus qu'un monochrome. Inerte. Ame calcinée. Alors ses lèvres safran effleurent furtivement les miennes. Longtemps que je ne supporte plus cette sensation d'un autre corps, d'une autre peau, elle le sait. Longtemps que je m'étrange à elle. Lourds, suspendus à mon cou, les cafards, odieux fétiches, ricanent allègrement dans l'anthracite de ces nuits d'Indochine que je passe auprès d'elle. Même les camphriers en fleurs n'y peuvent plus rien. Et pourtant, à la frontière de l'homme, là où se cabrent insolemment les ombres meurtrières, là où les gravats, les lambeaux de nos âmes poreuses ternissent et se consument dans une puanteur d'essence et de cuivre, des étraves bleu de lune scintillent encore parfois pour éclairer nos songes amers. Alors nos vies Mékong se fissurent et leur lit boueux s'embrase, un bref instant, de paillettes d'or.

http://www.youtube.com/watch?v=1b26BD5KjH0


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Quentin Donaï

#2 jim

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  • Une phrase ::" Le diable m'a murmuré à l'oreille: Tu ne pourras pas traverser la tempête. J'ai murmuré à l'oreille du diable: Je suis la tempête." ;)

Posté 07 mai 2015 - 03:35

Et que le vent emporte nos larmes et nos chants!

" Adieu Vieille Europe! Que le diable t'emporte!"



#3 Victorugueux

Victorugueux

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Posté 07 mai 2015 - 06:59

Vous me faites marrer tous les deux vous êtes nostalgiques d'un monde que vous n'avez pas connu

sinon par des récits d'anciens combattants.... Et vous idéalisez beaucoup,

je sais que pour ses histoires de guerres qu'a vécues mon père comme militaire il n'a jamais rien dit



#4 Anwen

Anwen

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  • Une phrase ::«La route vers l'inconnu est toujours bienvenue»

Posté 07 mai 2015 - 07:39

Nnstalgique??????????????????????????????
C'était pas l'idée.

#5 Anwen

Anwen

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  • Une phrase ::«La route vers l'inconnu est toujours bienvenue»

Posté 08 mai 2015 - 05:30

:)

#6 hasia

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Posté 07 octobre 2016 - 02:04

Récit terrible et  tellement empoignant...

 

 

"Fields of Gold", 'Sacred Love '(HD)-Sting-London,20 March 2012.

 

 

https://youtu.be/p6mbWjacPYs

 

 

 

avec, tant ce respect au fond du coeur...

 

pour Vous, poète...

hasia