Je crois que Julie est morte.
Il y a des livres partout, ils tapissent les murs de la vieille bâtisse dans laquelle je loge pour un temps ; il y en a trop pour que je les contemple un à un durant mon séjour ; je m'intéresse à la poésie, comme toujours, ou presque, mais ce soir, en rentrant du travail, une série attire mon attention, les livres qui la composent jouissent d'une bonne épaisseur ; je saisis l'un d'entre eux, et je vois, inscrit au feutre noir, deux chiffres liés par un tiret, 82-84 ; je m'aperçois qu'il s'agit d'un album photo, et j'hésite un instant à passer la frontière cartonnée des souvenirs qu'il contient, mais ma curiosité me pousse toujours sur les terres inconnues ; la grand-mère - j'imagine - m'accueille à l'entrée, et, contemplant des visages non familiers, me voilà tournant les pages de vies passées - et sans doute révolues - ; très vite, je m'aperçois de la présence récurrente d'une jeune fille, et je tombe sous son charme lorsque je la retrouve, innocente, entre les branches d'un pommier ; plus loin, elle est assise à table, dans le jardin, plus loin encore elle joue de la flûte traversière au bord d'un lit dans la pièce où je dors aujourd'hui ! Elle doit être la fille sans doute unique de la famille ; j'aime à croire qu'elle se prénomme Julie ; ravi tout à coup par cette trouvaille, je me rends compte qu'une vie se raconte mieux avec des images ; j'arrive à la fin du premier album et veux vite conquérir le temps d'après, passant le doigt sur les années suivantes, je fais un bon dans le temps, pour savoir ce que devient Julie ; 93-94 ; Julie a le teint terne, deux valises sous les yeux, et deux enfants en bas âge ; elle a perdu de sa pureté originelle et l'innocence dans son regard ; elle n'est plus la petite fille de son père, qui, je le soupçonne, est le photographe ; déçu de cette époque, j'avance encore dans le temps ; 97 ; Julie va mieux, même si elle vieillit à vue d'œil ; ça n'est pas de cette Julie là dont je suis tombé amoureux, non ; je fais demi-tour et retourne dans les années 80 à la recherche de cette fille pleine de vie et d'insouciance dans les yeux ; voilà qu'elle me tire la langue et je ris face à son visage retrouvé, mais mon rire ne dure qu'une seconde ; si en 87-88, Julie a 18 ans, quel âge a-t-elle aujourd'hui ? Qu'est-elle devenue ? Je cherche une réponse sur l'étagère de la bibliothèque, mais la course dans le temps prend fin en 1997, comme si la vie s'était arrêtée là, comme si le monde moderne et numérique avait engouffré les souvenirs de ces inconnus dans les méandres informatiques et virtuels, et je n'ai pas ma réponse, Julie ! La maison, dans laquelle je retrouve, sur les clichés de ton père, ton image, celle de ta famille à table, dans le jardin, autour d'un jeu de société, tes jeans taille haute, tes mini-jupes et tes chaussettes, ton sourire chaud et sincère, tes yeux et ton visage naïfs, est vide désormais ! Comme si en 1997 s'était passé un événement innommable et qu'il vous a fallu quitter dans l'urgence votre vie, laisser derrière vous vos souvenirs, votre maison qui n'a pas bougé, figée à tout jamais, si j'en crois les photos, comme si 1997 vous avez chassés loin de vous-mêmes ! Je te vois faire la vaisselle, Julie, dans le même évier où trempent mes mains ! Mais tu n'es plus là ! Et ton rire n'a plus son écho entre ces murs ! Et les miroirs ne te reflètent plus ! Julie !
Julie, où es-tu donc passée ?
Jonathan Le Sant, Je crois que Julie est morte
Montacher-Villegardin, 14 septembre 2015