Je suis là
à de nouveau déambuler
sur les quais d’Ostende
comme toujours
bien que pensant
en arrière-plan
aux charmes et délices surannés
de l’Orient Express
qui en son temps
fit parfois escale
sur ces rails si proches
ainsi qu’à la puissante beauté évocatrice
des coques de toutes tailles
et de tous états
je crapahute
d’écluse en écluse
de darse en darse
à la recherche
timide et inquiète
des images
des visions
des épaves
des oiseaux emprisonnés dans les barbelés
des traces de l’immigration clandestine
des réfugiés
des exilés
des morts pour rien
je traque
fébrile
et sans conteste un zeste décalé flippé
les malchanceuses ombres portuaires
les visages vivaces des belles du peuple Rom
l’agressivité stressée des déserteurs
de steppes
de plateaux afghano-irako-tchétchèno-kurdes
de banlieues toujours irradiées d’Ukraine
de la misère globale
de tant d’autres drames
que j’ignore ou ne perçois pas encore
je guette avec appréhension et pudeur
cette haine primitive
du chien de garde
de l’homme de loi kafkaïen
à la conscience tranquille
générée par l’angoisse de l’expulsion
l’insomnie
les drogues et alcools forts
ingérés pour contenir
la fatigue
la terreur
la douleur
le froid
ou la faim
je songe à mon ami moldave
à son sourire d’enfant
à ses cicatrices d’ex para
et une fois encore
la parano me fait ruminer:
ses papiers sont-ils autant en règle
qu’il le prétend avec gouaille?
aura-t-il gagné assez d’argent ici
pour pouvoir faire
opérer sa fille correctement
une fois de retour au pays?
durant l’été réalisera-t-il son rêve
de descendre le Dniestr
en solo en kayak
sans se faire alpaguer
par l’armée transnistrienne?
prendrons-nous la totale cuite
qu’il m’a promise
dans un bar bruxellois à chaudes slaves
dès son retour en septembre?
déambulant sous les lunettes de soleil
en t-shirt fun
mais de l’intérieur
tout comme de l’extérieur
traquant et disséquant sans relâche
car c’est plus fort que moi
comme désormais inscrit dans mon ADN
les impacts de tous ces gâchis
générés en boucle par l’espèce humaine
m’imprégnant des cicatrices
de ces abominations
connues de tous désormais
et contre lesquelles nous faisons si peu
nous qui voyons encore un peu
nous qui tentons en tremblant
d’expliquer aux autres
qu’il est plus que temps
de faire quelque chose
même s’il ne s’agit
trois fois hélas
que du strict minimum
car si chacun fait un peu
comme le souhaitait Théodore Monod
on récolte le battement
des ailes de papillon sibérien
qui change la face d’Ushuaia
j’apprécie cette image
même si elle est de plus en plus souvent usitée
et pas toujours à bon escient
tout se retourne contre tout
tout est utilisé à contre sens
c’est l’époque qui veut ça
plaideront les communicants
nous sommes un lundi deux avril
ça t’étonne?
il est vrai qu’il fait un temps de juillet
mais les changements climatiques
n’ont sans doute rien à voir
avec cette bienfaisante clémence précoce
nous certifieront les experts aux infos du soir
la nuit précédente
je n’ai dormi que trois heures
je savais que la stressante journée de travail
en flux tendu
à venir
durerait cette vingtaine d’heures
qui ajoutées aux fatigues de l’hiver
me laisseraient épuisé et bluesymental
pour une bonne semaine
mais ce qui m’exaltait malgré tout
c’était de savoir
que je disposerais sans doute
si le camion
en endémique retard de maintenance
ne lâchait pas sur l’autoroute
de quelques dizaines de minutes pour flâner
du côté des bateaux
et je m’en réjouissais à l’avance
et là
en milieu d’après-midi
une jolie moisson de photos
stockée dans la mémoire numérique
de mon sniper d’instantanés fortuits
je m’éloigne
des quais à ferries et porte-containers
je me dirige vers la ville
en chantonnant Punky Reggae Party
de Bob Marley and the Wailers
une vieille chanson
me tenant chaud au corps
depuis quelques mois
en me disant
que quand même
je boirais bien un rosé frais en terrasse
tout en regardant onduler les filles
qui ici
peut-être est-ce l’effet marin
semblent toujours
plus belles et plus cosmopolites
que dans bien des ailleurs
que j’arpente au quotidien
hé oui
nous sommes un lundi deux avril
et ma foi
je le concède
la vie n’est pas trop moche
dans deux pas
une dalle de béton va céder sous mon poids
dessous?
sept mètres de vide…
jim