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(Note de lecture) Daniel Biga, "Octobre", par Jean-Pascal Dubost


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Posté 03 novembre 2017 - 10:38

 

Daniel Biga, la sagesse à vif

6a00d8345238fe69e201b7c9303c95970b-75wiLes éditions Unes rééditent un texte originalement publié en 1973 par les éditions P.-J. Oswald1 et écrit en octobre 1968, après les événements de la révolution de Mai 68, inscrits dans lâHistoire de France, et dont le gouvernement actuel envisage la commémoration du cinquantième anniversaire en 2018. Ordoncques, relisons Biga, en révolutionnaire dâalors et décalé, dont ce texte du 19 octobre qui résonne ironiquement au jour dâhuy :

« Je traversais toute la ville à pied pour aller chez mes parents rite hebdomadaire du samedi prendre une douche et par la même occasion déjeuner avec eux A la main mon petit sac de Prisu contenant slip chaussettes et tricot propres... En passant devant le jardin Arson que j'aime bien (il est un des rares qui ne soit pas encore transformé en parking) j'ai eu un choc Vu un mec horrible â et mec c'est une façon de parler : en fait c'était le Monsieur l'anti-prolo organisé â Je le découvris soudain à 10 mètres de moi Sous les platanes au milieu du trottoir il discutait avec un autre type Je devais passer devant eux il était trop tard Il me regardait solidement campé sur ses jambes écartées bras croisés Il me regardait l'enflure à l'aise dans sa peau impertinente son costard bleu marine cravaté Il y a des hommes plus arrogants que lui d'autres plus laids plus visiblement mauvais ou plus adipeux je connais des types gras qui sont valables et je commence moi-même à prendre du bide Je connais des gars et des filles à lunettes très sympas et sans morgue aucune j'ai même rien a priori contre les gus en costard â y'aurait eu paraît-il des révolutionnaires en costard â Mais cet homme était chargé de l'ensemble des défauts et le type même des bourgeois P.D.G. actionnaires de sociétés bêtes d'affaires féroces ou même simplement cadres de l'Express officiers de police militaires de carrière proviseurs ou censeurs courtiers assureurs notaires avocats agents immobiliers... et dans son cas je parie pour l'immobilier II était l'ENNEMI l'homme de l'Autorité ou du Pognon l'Officiel de leur Société qu'il en soit un puissant serviteur ou bien le dernier chien de son Maître il était le parasite l'exploiteur le dévoreur le vampire des miens... et moi j'étais fragile à cet instant la victime désignée sur mesure enfant femme manÅuvre étranger youpin bicot gypsie mal nourri mal blanchi mal éduqué j'avais tout ça en moi plus la faiblesse du poète étrange mixture de schizophrénie et de paranoïa... donc j'ai eu un choc violent un terrible traumatisme : il était puissant il était fort il était sans pitié et sans compréhension il était fondamentalement égoïste et arriviste Je l'ai regardé un instant Sur mon visage il a dû voir la haine le dégoût la panique se mêler Je n'ai pu soutenir son regard j'ai marché plus vite je suis passé presque en courant J'ai senti une éternité de secondes ses yeux mortels sur ma nuque 100 mètres plus loin je n'ai pu m'empêcher de me retourner Il me regardait toujours me sembla-t-il J'étais rouge et blême glacé et bouillant d'un seul coup trempé de sueur Lessivé dans mon corps et mon esprit Tous les monstres fous causés par la peur et la défaite m'ont galopé dans le crâne en quelques éclairs J'étais d'un coup un seul écrasé par leur maffia de castes. »2


Profondément solitaire pour nâappartenir à rien, à aucun mouvement littéraire ou artistique ou social ou politique, refusant lâacadémisme de la reconnaissance et les étiquettes quâon apposait à son mouvement poético-protestataire (composé dâun seul homme), et ce, en sâévertuant à saboter les différentes représentations et images par lesquelles on voulait le définir et dans lesquelles le ranger, voire lâemprisonner pour le calmer (mais souffrant un tantinet a posteriori de cet auto-sabotage - il le reconnaît dans lâentretien qui suit le texte), Daniel Biga, sâil se disait (et concluait) « Maintenant fondamentalement déprimé définitivement blessé » (citant Franck Venaille), et pour toujours sans doute, fut un homme irrité et un poète vif (de la gent horacienne), en recherche dâapaisement ; et en vie (profondément en vie, au point dâen désespérer). La présente édition est une belle occasion de mesurer lâécart entre un homme révolté dans le temps jadis et en quête de sagesse depuis ce jadis, qui sâest réduit au fil du temps, mais sans disparaître ; et qui génère des contradictions que lâhomme Biga exprime souventes fois dans ses poèmes. Un grand écart de temps aussi, bien entendu, entre le texte et lâentretien (dans lequel on apprend quâOctobre était un exercice quotidien, avec sa règle du jeu, mais que, par paresse assumée, le poète nâa pas renouvelé, « Ce qui me motive, câest lâidée du jeu : jâétablis une règle et je la casse », et poussant la joueuse malice jusquâà refuser une suite demandée par Raymond Queneau (via Le Clézio) pour les éditions Gallimard, « Mais il nây a jamais eu de suite⦠jâavais fait Octobre et je ne voulais pas répéter Octobre. Après, la raison me dit de temps en temps de trouver un truc, de faire un Octobre tous les 10 ans, de rassembler une somme. Jâai essayé, je nâai pas réussi, ça mâemmerdait. »)â¦

Cependant⦠lire la note3.

Un grand écart temporel, donc, qui mène le poète à un retour sur soi, à creuser à nouveau dans le vécu, cela favorisé par des questions orientées vers le passé, menant parfois à des redites (Daniel Biga ayant donné moult entretiens), sauf dans la première partie, quand il est question dâécriture et de son rapport sacré avec lâacte dâécrire ; mais un retour sur soi qui peut faire prendre conscience au lecteur peu habitué à lâÅuvre du poète quel grand vide attire Daniel Biga autant quâil le ronge. Dâune certaine manière, Daniel Biga travaille la vanité au corps ; ce qui est touchant (de sincérité), et on aime bien être touché, aussi, de temps en temps, en poésie.

Octobre est le journal dâun mois dâun homme qui a le sentiment de nâavoir pas sa place dans le monde, où tout lui semble étranger, et qui vit, malgré lui, à une grande vitesse, ne maîtrisant que trop peu et mal cette vitesse. Qui vit en décalage des hommes et des événements, comme sa prose dâoctobre 68 est décalée au regard des événements du mois de mai de la même année (dont il ne fait mention dans son journal4). Une prose par mois, sans ponctuation (fors les points dâexclamation et les points dâinterrogations comme expressions de la rage), avec des trébuchements dans lâallant, et des digressions qui suivent un chemin autre que celui prévu ; câest Biga : « JE NE SAIS PAS MARCHER DANS LâINSTANT ! » Avec slogans personnels en majuscules, italiques, collages, reprises, citations : ça file dare-dare. Avec force autodérision, le poète sâenfonce dans le monde agité, un peu à contrecÅur, et en volonté dâailleurs, ou dâautre chose, mais néanmoins bien présent. Daniel Biga a (et aura) lâart de cultiver les grands écarts. Lâécriture de ce journal est lâexpression volontaire et paradoxale dâun enthousiasme mélancolique ; dâune jeunesse (hyper) lucide, désabusée, mais qui ne sâen laisse pas conter (fleurette). Cette écriture rapide, instinctive, nous échappe, mais ce faisant, le poète sâéchappe, sauvage en ville (de Nice). Câest le journal dâun poète bien vivant, solitairement au monde, fiché dedans de plein fouet, mais qui aspire à des hauteurs (aspiration qui le mènera quelques années plus tard vers un ermitage en montagnes dâAmirat, dans les Alpes-Maritimes) (« Je vis en ville parce que câest là/que vivent les hommes//et je vis en montagne parce que câest là/quâils ne vivent pas ! »5). Daniel Biga a un rapport brut et rude avec les choses, mais avec tendresse, cela sâécrit, et cela est visible dans la typographie dâOctobre.

Quâon pourrait qualifier de « journal  inactuel », tant lâancrage dans une époque est autant ferme quâil en déborde. Les propos émis ci et là résonnent souvent dâune bien étrange (in)actualité : « QUAND DONC SERA RECONNUE LâUTILITÉ SOCIALE DE LâART SA NÉCESSITÉ ET LÉGALISÉE LA FONCTION DE LâARTISTE AU MÊME TITRE QUE CELLE DE TOUS LES TRAVAILLEURS ? » En cela reconnaît-on peut-être ces grands textes qui, marqués dâune actualité, sâaffranchissent du temps, et surtout, raccordent des actualités pour en démontrer des ressemblances criantes. On ne parlera pas de poésie visionnaire, mais, répétons-le à lâenvi, dâune poésie (hyper) lucide, et, paradoxalement, pour un poète à tendance ermite, sacrément au courant de toutes les époques quâil traverse et traversera.

On appréciera la réédition dâun texte introuvable, et devenu culte pour un certain lectorat quinquagénaire et plus (« on assista alors à un phénomène aussi inouï que celui de Dada en son temps », écrit Valérie Rouzeau), dâun texte dont on souhaite quâil soit découvert par un jeune lectorat, car Octobre est un livre dâune éternelle jeunesse.


Jean-Pascal Dubost


1 Lâéditeur ne mentionnant nulle part quâil présente au public une réédition, seule la préfacière le faisant ; ni que la gravure dâErnest Pignon-Ernest imprimée en vignette de couverture de la réédition est une sérigraphie (figurant le poète dans sa plus simple nudité) créée pour lâédition originale de 1973.

2 pp. 47/48.

3 Cependant, Daniel Biga a transgressé sa propre règle cassée en écrivant une suite trente-trois ans plus tard, titrée « Octobre 2001 » in La Poévie de Daniel Biga, textes réunis par Christian Bulting, Gros Textes, 2005.

4 Il ne versera pas (et jamais) dans lâopportunisme, de (re)titrer « Octobre 68 », par exemple.
4 bis Et on signalera cette curiosité journalistique dâalors qui présentait Daniel Biga comme « le seul poète rescapé de Mai 68 » voir comme « le Cohn-Bendit de la contestation poétique », bien que les poèmes qui lui valurent ces appellations furent écrits en 1966 (Oiseaux Mohicans) et avant 1968 (ceux de Kilroy was here !) ; lâéternel décalage du poète...

5 in Stations du chemin, Le dé bleu, 1990.



Daniel Biga, Octobre, Journal, suivi dâun entretien avec lâauteur, préface de Valérie Rouzeau, Editions Unes, 2017, 112 p., 19â¬

 

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