Aller au contenu

Photo

(Reportage) Un colloque sur la traduction intersémiotique : « Expanded translation » à Mulhouse, par Jean-René Lassalle


  • Veuillez vous connecter pour répondre
Aucune réponse à ce sujet

#1 tim

tim

    Administrateur

  • Administrateur principal
  • PipPipPipPip
  • 5 689 messages

Posté 20 novembre 2017 - 10:15

 

Un colloque sur la traduction intersémiotique : « Expanded translation » à Mulhouse


6a00d8345238fe69e201b8d2c00a8f970c-75wi1 Traduction et intersémiotique
Dans la traduction littéraire contemporaine un changement de paradigme sâest peu à peu complété avec la revalorisation de la créativité du traducteur, la référence régulière à lâessai fondateur de Walter Benjamin sur « La tâche du traducteur » (1929) et les développements de la traductologie (Antoine Berman, Susan Bassnett) : la traduction littéraire nâest plus seulement vue comme le passage dâune langue-source à une langue-cible qui cherche dâabord des équivalences de sens, mais aussi comme un important travail entre-langue qui (re)crée des formes et concepts poétiques. Considérant ces deux aspects on obtient un tableau plus complet du travail artistique des traducteurs et traductrices littéraires.
Maintenant si lâon poursuit cette pensée dans les perspectives de lâart moderne et de la poésie contemporaine on arrive à des Åuvres actuelles qui fleurissent dans le domaine très diversifié de la poésie expérimentale.
Le colloque multidisciplinaire « Poetry in Expanded Translation » faisait donc le point en anglais et français avec des participants de tous pays sur les derniers développements dâune traduction élargie, augmentée, expérimentale ou intersémiotique. Il sâest tenu à Mulhouse du 8 au 10 novembre 2017, dans les instances dâune ville de taille modeste qui a courageusement soutenu le projet avec son université, la bibliothèque municipale et le récent musée dâart contemporain de la Kunsthalle.
Lâoriginalité de ce colloque était de se concentrer sur lâavant-garde et de conjuguer la recherche et lâart : les nombreuses conférences étaient accompagnées de lectures de poètes et dâévènements artistiques de différents médias. Lâorganisation incombait au groupe international « Expanded Translation » mais lâimposante structuration mulhousienne semblait reposer sur une poète-professeur de lâinstitut dâanglais de lâUniversité de Haute-Alsace, Jennifer K. Dick, aussi co-organisatrice des lectures de poésie bilingues « Ivy Writers » à Paris.
Le programme sâouvrait par une exposition de lâartiste conceptuel britannique Steve Roden à la Kunsthalle Mulhouse, à laquelle devait répondre le poète français Christophe Manon, « traduisant » cette Åuvre visuelle en poèmes écrits quâil lut ensuite en public. Ici apparaît déjà une constante du colloque : la traduction intersémiotique, qui â au mieux : créativement - traduit un média artistique en un autre média artistique (par exemple un dessin en poème, un film en texte, etc.), ne se limitant pas à la description dâune Åuvre dâart par un écrivain comme souvent dans lâancienne « ekphrasis », mais travail esthétique à part entière qui crée, recrée, sâinspire en utilisant des processus métaphoriquement comparables à ceux dâune « traduction », qui serait « élargie ». Steve Roden montre alors une vidéo de sa main écrivant quelques mots pour les effacer sous la reproduction agrandie des signes codifiés quâutilisait Walter Benjamin pour raturer ses manuscrits dans un « Dictionnaire des silences de Walter Benjamin » :


2 Poésie dans différents médias
Dâautres Åuvres de traduction intersémiotique furent proposées : une performance en « symphonie de souffles » par Valentine Verhaeghe sur une partition du poète sonore Henri Chopin, ou encore un « Ghettopéra » par Mathilde Sauzet-Mattei
Le chorégraphe Olivier Garbys dansa dâaprès un texte de Jennifer K. Dick, une expérience à saluer car danse et poésie sont deux arts qui se connectent rarement.
Le groupe Outranspo était représenté par la franco-américaine Lily Robert-Foley. Il applique la conceptualisation poétique de lâOulipo en structurant les procédés de traduction de manière mathématique-ludique. Ainsi dans son Graphemachine (Editions Xexoxial, USA 2013), Lily Robert-Foley développe des machineries de pensée qui partent dâune auto-ironique recherche google sur deux mots comme « Lily needs » ou « Lily cherche » : elle isole certaines solutions puis les relie par des graphiques et enfin remplace quelques mots par des formes moléculaires. Câest difficile à décrire mais les résultats en proliférations de diagrammes sémiotiques sont tout aussi intéressants que les mécanismes de manipulation qui voient apparaître et disparaître des mots, le tout avec un étonnement enfantin et un esprit de géométrisation qui rappellent Paul Klee.
On notera avec le chercheur-traducteur Vincent Broqua (co-directeur du cycle de lectures et vidéos de poésie de Double Change) quâeffectivement la « traduction de traduction » pourrait ne jamais sâarrêter, de langue à langue, de système de signes vers un autre système de signes, grâce à lâavancée de lâanalyse sur les opérations de transposition, à la perspective de lâart expérimental où tout peut être transformé, et à une période actuelle instable, ouverte, hybridisante (à accueillir). Surtout si lâon tient compte que le travail de lâartiste ou poète (artiste du langage) est déjà une « traduction » de sa perception du monde. Quand lâartiste arrête la construction (pour des raisons mystérieuses ou contraintes ou concrètes) et donne le résultat en retour au monde, lâÅuvre peut se présenter.
Nia Davies dâAngleterre et Mamta Sagar dâInde réalisent une sorte de journal poétique de leur amitié avec une spontanéité mêlant divers médias (son, image, vidéo, archives) et en jouant avec et entre leurs deux langues anglaise et kannada, ce qui donne de jolis kaléidoscopes bilingues :
Une autre expérience de vidéopoésie est celle de Luc Bénazet et Sébastien Laudenbach avec leur cycle OSN où un film dâanimation est dessiné à la main pour « traduire » des poèmes vocalisés â notons que les sous-titres en anglais de Eric Houser font aussi poésie :


3 Métamorphoses de textes, images et livres
Les interventions comprennent aussi des études dâÅuvres par des chercheurs. Ainsi Lucie Taïeb présente des aspects méconnus du poète autrichien Ernst Jandl : son amitié avec le poète visuel écossais Ian Hamilton Finlay, ses différends avec le groupe de Vienne qui nâapprécie pas sa popularité, et un poème conceptuel constitué de la description paradoxale dâune phrase orale exprimée à bouche fermée. Lambert Barthélémy (directeur des Editions Grèges) montre la proximité du cinéma expérimental de Stan Brakhage avec la poésie dans un « effacement du narratif au profit de pures formes dâimagemouvement ». Philip Terry décrit son projet dâéditer en Angleterre un poète français inconnu qui fasciné par la découverte de la grotte de Lascaux, tenta vers 1950 de traduire les indéchiffrables pictogrammes rupestres en mots pour transformer leurs groupements sur la roche en poèmes sur papier.
La doctorante Zhang Rui considéra la calligraphie comme un art intermédiaire entre la peinture et la poésie et montra lâinteraction des trois dans les Åuvres du Moyen-Age chinois, arguant en plus quâun Chinois contemporain lisant un poème Tang concis à la syntaxe volontairement floue nâest pas rebuté par un langage plutôt hermétique mais « voit » un paysage dans son esprit.
Bénédicte Vilgrain, par ailleurs auteure dâune poésie métamorphosée par son autotraduction (dans son cycle « Une grammaire tibétaine », dernièrement chez LâOurs Blanc/Héros-Limite), a parlé des problèmes et solutions inhabituels rencontrés par elle et Bernard Rival pour traduire et éditer le livre de lâexpérimentale Susan Howe Marginalia de Melville qui renferme aussi la figure dâun étrange poète-traducteur du 19e siècle James Clarence Mangan.
Enfin la poète nord-américaine Cole Swensen, qui a écrit le beau Such Rich Hour (publié chez José Corti sous le titre Si riche heure) transmutant les enluminures du célèbre Livre dâHeures du Duc de Berry en poèmes contemporains philosophiques, a projeté les reproductions de « traductions » de livres en sculptures : par exemple lâartiste Guy Laramée, qui semble faire surgir des ruines de pages de pierre, évoquant peut-être un épuisement du livre en tant que réceptacle de connaissance face á lâinternet, mais libérant aussi le livre qui peut se consacrer à plus de créativité poétique.
Cole Swensen dans Poezibao :

On notera encore, malheureusement trop brièvement, les « polyverse » de lâAméricaine Lee Ann Brown, le projet Un/Furl en « fragiles interconnections » de la trinidadienne Vahni Capildeo et la prose poétique entre hyperréalisme et abstraction onirique tentant de traduire un réel visuel traversé de contraintes politico-économiques invisibles de lâItalien Alessandro de Francesco (Vision à distance, Mix 2013).
Le colloque « Expanded Translation », en 2018 à lâUniversité de Bangor au Pays de Galles, poursuivra cette quête humaine de chercher un langage, une traduction, une poésie.

Jean-René Lassalle

 

x9AcrRmQ-n0

Voir l'article complet