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(Note de lecture) Dominique Dou, "Bagdad sous l’ordure", par Yves Jouan


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Posté 13 décembre 2017 - 10:37

 

6a00d8345238fe69e201b8d2c6eb78970c-75wiIl est juste de constater aujourdâhui que, chez les écrivains, poètes ou romanciers, la question du sujet de lâÅuvre, de sa thématique, nâest plus évacuée. Sans doute les Åuvres morales bien-pensantes, puis politiques (le réalisme soviétique, mais pas seulement) avaient-elles fait des dégâts et provoqué chez certains un recentrage sur lâécriture comme devant être la seule maîtresse des auteurs.

Avec des poètes comme Dominique Dou, la question se déplace. Dans son récent ouvrage Bagdad sous lâordure, lâécriture reste première (au contraire de ceux, nombreux, qui se saisissent dâun sujet pour cacher une certaine pauvreté de la langue et donc de la pensée), mais elle chemine avec un sujet. Il serait faux de dire : Dominique Dou a écrit sur Bagdad. Disons plutôt que lâécriture, ici, émerge, sourd de ce quâune tragédie, tellement symptomatique de la tragédie humaine dans son ensemble, provoque chez elle. Elle écrit avec, plutôt que sur.

De cela naît un « long poème » (lâexpression lui vient, comme certains le disent du poème de Parménide) qui nous ouvre un chemin à la fois historique et intime, où le passé est tout à la fois celui des siècles et des souvenirs. Posés là comme des bornes sur la voie, cent vingt-deux vers identiques (Le lendemain) ouvrent cent vingt-deux des cent vingt-cinq strophes ; étonnant passé ainsi rythmé dâune sorte de perpétuel avenir immédiat : Le lendemain. Mais ne nous y trompons pas : câest bel et bien du passé. Le lendemain nâest pas demain ; le futur y est antérieur au présent de lâécriture même et, a fortiori, de la lecture.

Voilà pourquoi, dans les strophes de six vers qui rythment lâessentiel du poème comme les couplets des litanies, les temps peuvent se conjuguer dâune manière inhabituelle, dans la rencontre des époques :

Le lendemain
Cyrus et ses Juifs dans ta ligne de mire - ou alors les Kurdes
la cinquième révolte - tu crois
aux armes de vengeance mais
tes palmiers se dessèchent et ton peuple ne boit pas
de pétrole


Pour un peu, on penserait à Teilhard de Chardin et à lâéternel présent, déisme en moins :

Le lendemain
ta prière pour sortir de Bagdad -
tu ne prieras point les démons
pour sortir
de Bagdad tu imprimeras ça :
le train ne sâarrête plus -

Car il y a là-dedans, câest-à-dire dans le poème comme dans le monde ou son Histoire, dans cette époque-ci, comme un train-fantôme peuplé de spectres vivants ou morts (ils sont toujours là) avec son infernale cadence qui fait oublier un mot pour un autre, un être pour un autre, et rend tout présent pour mieux nous faire sentir lâirrémédiable du passé. Et du présent également : si « le train ne sâarrête plus », tout ce qui est lancé lâest aussi définitivement vers lâavenir, vers « lâaujourdâhui et [â¦] tous les lendemains ».

Lâimage même du train lâindique à lâévidence : câest bien dâun parcours quâil sâagit. Un parcours qui ne serait pas seulement successif, mais pratiqué à chaque pas, à chaque strophe, loin de toute cartographie. Les espaces y sont tour à tour ceux de Bagdad (de tous les Bagdad : celle du souvenir, celle du mythe, celle de la plaie ouverte), du monde, de soi :

Le lendemain
lâaxe des cadavres me traverse - brûlée -
ce monde démarre -
Irak milieu mondial - Bagdad
milieu du milieu -
Couper devient simple

Le monde lui-même donne ainsi à la poète toute son autorité pour rythmer le poème comme elle lâentend, câest-à-dire sous la dictée de la mort et de la vie.).

Lorsque lâon referme le livre après avoir lu la remarquable postface de Jean-Pierre Faye, qui remue avec éloquence la matrice historique de lâÅuvre, son épaisseur, sa charge dâengagement, quelque chose continue de résonner en nous comme lâécho dâun cri ancestral et perpétuel. Car celle qui tutoie Bagdad nous parle surtout à nous, lecteurs, « qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui nâentendons pas quâon crie sans fin. » (Jean Cayrol, in « Nuit et Brouillard » dâAlain Resnais). On se demande, après ce « Bagdad », quelle importance pourrait avoir une écriture qui ne prendrait pas en compte, à son compte, un tel cri.

Yves Jouan

Dominique Dou, Bagdad sous lâordure, éditions Henry, collection Les Ecrits du Nord, avril 2017, 48 pages, 10 â¬.

 

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