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(Note de lecture) Séverine Daucourt-Fridriksson, "Dégelle", par François Lallier


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Posté 03 janvier 2018 - 05:37

 

6a00d8345238fe69e201bb09e531e9970d-75wiIl ne semble pas inutile de décrire sommairement certains codes typographiques particuliers à Séverine Daucourt-Fridriksson et qui sâéloignent de lâusage commun sans être, pour autant, destinés à brouiller un message sans consistance. Bien au contraire, et cela seul pourrait conduire à prêter à son dernier livre, Dégelle, toute lâattention quâil mérite. Cet ensemble de plus de cent vingt pages se constitue dâunités, parfois assez longues, quâon serait tenté de qualifier de chapitres, mais que lâabsence de certains traits narratifs, et surtout la présence dâun tout autre moteur que les lois du récit incite à désigner comme poèmes. Pas de sections, ou de parties, seuls des blancs séparent ces poèmes qui se suivent comme des fragments de prose, dans un discours cependant continu, et dont la continuité importe, soutenue par la cohérence de ces blancs très réguliers, seule délimitation : le premier mot ne porte pas de majuscule, le dernier nâest pas suivi par un point.
Le point, sous ses diverses formes, nâest jamais par ailleurs suivi de majuscule, et ne sert pas non plus à délimiter un énoncé grammaticalement complet. Il pourrait valoir pour la virgule, bien que celle-ci soit également employée, parfois à lâintérieur dâune de ces unités délimitées par le point. Et lâon comprend vite que ces ponctuations ont moins valeur grammaticale que valeur de scansion : elles marquent le rythme dâune diction sans cadre fixe, mais rigoureusement articulée, des avancées de laquelle dépend un flux de représentations extrêmement fortes et vivantes, avec leurs accélérations ou ralentis, leurs variantes, leurs avancées, leurs dévoilements.
A ces particularités de la ponctuation (toujours précédée et suivie dâun espace) sâajoute enfin lâemploi dâun corps plus petit pour certains segments dâénoncés, qui donnent le sentiment quâils sont dits à voix plus faible ou plus secrète.

envie dâhumus , renier construire aller courir sur le ter- 
rain verger fruité ville avortée le temps dâun fol et tendre
survol de fleuve vert sans fumée . loin . mettre aux yeux
ce tas de poudre , âpre terril qui sâenlève pour laisser
place dans lâair dés-emmuré au champ libre . doigts
mouillés . fertilité du rocher qui rivalise dâécume avec le
délice des lèvres . fuir la voiture ligotée , pire : coupole
de silicone , vulgaire attitude topless . mieux vaut ce lit-
compost sur la colline originelle pour nos humeurs sans
verrou où caramel mugit . viens , dis-je sur le lit de
mauve qui émollie nos maux , viens émonder loin des villes le
fruit vert
(p. 16) (1)

Lâécriture est ainsi dans la dépendance dâune voix. Mais câest aussi que la dynamique du texte de Dégelle travaille la continuité autant par lâaccroche du son verbal que par association dâimages ou idées, mais â en un jeu souvent virtuose :

doigts amassés vers lâentrée quâelles cachent tu les masses .
            par toi mues et tirées elles me laissent . je me
tends détendue élastique pour que tu te jettes dans lâétri-
qué te sentes bien intriqué au corridor à défroncer . une [â¦]
(p. 24)

Ce travail ne relève pas de la glossolalie, encore moins dâune musicalité (dont on peut douter que lâidée appartienne vraiment au domaine linguistique). Il cherche et touche le corps de la langue, la relation la plus étroite quâil se puisse (et donc jamais immédiate, toujours articulée, mais ici avec une force rare, et parfois merveilleusement), à un corps subjectif et à lâexpérience qui en est faite.
Un corps subjectif qui est aussi corps propre dans sa relation à lâautre, selon la puissante intrication de lâécriture ou de la langue qui le fait masculin et féminin avec une belle indistinction, le retournement des identités nâétant dâabord attribuable quâau mouvement par quoi ce corps double devient poème. Et partout saisi de la contagion du désir et de ses mille motions complexes, dâautant mieux mimées que plus proches dâune langue quâil électrise, et dans laquelle il se confond avec la lutte ou jeu par quoi un mot absence engendre tous les autres et sâengendre en eux. Où il est moins soufflé que posé, comme le nom même de lâamour, quâune apocope, plus tardivement, transformera en « mour ».
Ainsi, dans la matière phonique mue en tous sens, dans les jaillissements dâimages, dans des positions verbales toujours à la frontière du nécessaire et impossible spectacle de lâintime, se font jour les scènes dâune affaire dâamour interrogeant ses raisons et sa « praxis », inséparable, de ce dire où elle sâaccomplit.

Mais lâappropriation du désir à un corps de la langue, quâil est impossible de distinguer du mouvement qui le crée, semble ne pouvoir exister que sans fin, et  la jouissance du texte vouée soit à nâavoir lieu que dans un futur perpétuellement pro-jeté par lâen avant de lâécriture, soit à une répétition qui nâen pose pas moins la question de son avoir-lieu. Et peut-être renverrait le paroxysme de son approche à un statut, dâailleurs estimable, dâartefact.
Câest donc une manière dâépreuve pour cette écriture que sa suspension et sa reprise sur un autre mode, qui sans « récit », et sans rien perdre de sa virulence phonique, puisse poser « lâinterstice où sâabolit lâensemble face au verdict dâasymétrie » (p.52), ou encore « aller à lâabordage de lâintangible sans brider sa simplicité, en tenant non entabouée la caresse terminale » (p. 53).
Une confidence, un peu plus loin, comme une voix (sâil se pouvait) extérieure, donne le signe et comme la clé de cette ponctuation plus large qui scande les trois ou quatre grands massifs du livre :

            je nâaime pas que les choses finissent je ne lis pas la fin
dâun livre , jâai peur dâêtre délivrée de la découverte la perdre
avec la confiance et une fois le trouble dissipé ne plus
oser la récidive
(p. 55)

Lâimpossibilité de finir est aussi celle, provisoirement, de recommencer. Et si rien de lâécriture en apparence ne change â marchant vite, dâimage en image de la cinématique sonore où convergent scènes et saveurs â, elle nâen affronte pas moins le « sevrage », « lâabsence dâobjet » : le mot muet qui roule sous les sons de la langue, et les fait briller en sa dynamique imprévisible, sâest transformé en cette absence, et reconnue comme telle, serait-il « sur le bout de la langue » ; un bout qui serait aussi une fin, là où lâobjet qui la meut se dérobe.

Rien empêche-t-il, dira-t-on, que lâécriture se poursuive, là où dans lâabsence de son objet, sa cause se transforme en lâeffet qui le mime, à lâinfini, comme une manière, un style, une signature ? Or ce nâest pas ce qui se produit, mais quelque chose dâautre, que ce livre met en position de nous éclairer : la reprise ne se fait pas dans la perpétuation du désir, elle ne se fait pas non plus dans la déréliction (qui pourtant allume le moteur de lâhumour et guide son dessin acéré). Elle se fait de croire possible, dans la même écriture, un stade où lâobjet nâest plus cette absence rémunérée par le matériau subsidiaire des mots (et la scène où il se produit), mais la vie même.
Et la reprise, câest la découverte dâune solidarité plus vaste de la vie, de ce qui ne sera jamais un objet, avec la langue telle quâelle sâest découverte dâabord dans le désir, avec la langue érotisée du poème.

                        voudrais que cela soit réflexe comme respirer , quâà moi
                        soit la langue dans ma bouche quand sur le bout des
lèvres se forme le trou de mémoire . on sây abrite câest
dâun noir océan pas gai qui sâeffrite tandis quâen guet-
tant les creux on pagaie follement pour se faire exi-
ler pour y rester (là) collé sans retenue . le regard scrute
dans le vague cherche lâépave éprise des à-pics quâil épie
comme des entraves , il désavoue les vagues dâéloges et
les orgies de termes vides . partout , de drôles dâoiseaux
à jambes pépient pathétiquement et leur homogénéité
de gens se prend son pied dans la vérité . bang fait la
chute du bÅing . je rame vers les reliques qui sâévadent
un cap étriqué où sâévertuer . ce que jâinterroge me
trouve un bon dieu de sujet dâabandon
(p. 63)

Un ralenti maintenant permet que la virtuosité verbale laisse apparaître quelque chose comme â peut-être issu du « trou de mémoire » â un sentiment du temps, recul pris sur un soi essentiellement autre, familier mais étrangement, par retour à une butée : la vie, le soi.

                        sous la stèle les yeux clos de lâenfant regardent mon
                        ombre ; ça sent la pierre par la fenêtre fermée ; je pense
à elle à lâexact emplacement du chemin perdu reconnu
sans mesure de la mort en bas dans son impasse blottie ,
au temps quâelle ouvre sans grandir son état creux sa vie
sans bords ; je suis figée dans mon corps jâai mal mais je
me démens ; le goût amer sâabsente ; nue du moindre
effort je suis sur le départ vers hors ; je la laisse et tran-
quille et tomber
(p. 68)

Une dernière étape se présente alors, sorte dâautofiction au sens dâune biographie de ce moi qui se souvient de soi et du « hors » dans sa langue, dont il (elle) use non pour lâaccréditer encore, mais comme dâun instrument, pour une exploration qui a le rare pouvoir de dire le présent. Une sorte de rap laissant paraître ce que le langage pétrifié du mensonge communicationnel dissimule, et voir ce que galvaude, sous nos yeux, la scénographie spectaculaire.
Chaque page y est poème autonome, aux autres ajouté dans lâaccrétion dâune lecture dont sâimpose le rythme, danse dâun extrême savoir verbal servant ce voir au présent qui est lâautre versant de la mémoire. Jâévoquerai seulement quelques questions : celle de la « langue dâadresse » (« bâtir une langue dâadresse qui dresse et pâme le poème ») ; de la « meute des Åuvres mondiales » ; du genre. Et pour les réponses, en dépit de ses derniers mots : « vous pouvez partir toute vision des possibles est sans réponse », je dirai seulement quâil faut lire ce livre, certainement dâun grande importance pour que la poésie soit restituée, précisément, au possible.
Il place sous un jour singulièrement éclairant la question des rapports de lâécriture et de la voix. Celle quâon y entend naît à lâévidence des articulations phoniques et rythmiques. Mais elle disparaît absolument dès quâon les analyse, de sorte quâon en vient à penser quâelle nâappartient pas complètement au texte. Insituable dans lâécrit, elle réapparaît pourtant dès que la lecture reprend son cours sur le tempo que la ponctuation, la disposition typographique, imposent à notre lecture. Cette voix, qui appartient et nâappartient pas à lâécrit, nâest-elle pas le premier degré dâarticulation du sens à un corps ? Une articulation qui implique également que sens et voix soient distincts. La poésie, câest faire entendre cette voix, à travers lâécriture. Rien nâest plus précieux, au milieu de maintes formulations parfaites de vues, dâimages, dâétats.

François Lallier

1. Le texte est justifié, et non ferré à gauche, comme ici par commodité. Les retours à la ligne, cependant, sont tels quâils se présentent dans le volume imprimé. F.L.

Séverine Daucourt-Fridriksson, Dégelle, Éditions de La Lettre volée, Bruxelles, 2017, 128 p., 18â¬.

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