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(Note de lecture), Guillaume Deloire, "Le Graillon", par Matthieu Gosztola


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Posté 18 juin 2018 - 08:47

 

6a00d8345238fe69e2022ad353f9bd200c-75wi« [J]âignore toujours si câest une usine en face / cette carcasse énorme / squelette de dinosaure // a-t-il fallu que tous mes grands-parents soient ouvriers / pour que jâapprécie autant être ici [â¦] la conversation des types au comptoir / déjà est un voyage / elle rappelle que cette ville a un port // bâbord on mange le couscous royal / tribord des tripes (le chef est venu me prévenir que demain il y en aura) / on boit du vin des deux côtés du bar / le couple de gérants est kabyle // le ciel se gâte / la lumière change / au comptoir ils parlent dâune époque révolue / où il était question de soudure humaine // comparé à maintenant / les types étaient soudés disent-ils // avenue Louis Roche / les camions passent / comme des essuie-glaces / parfois / une petite grappe dâhommes marche, mais vers où ? »
Voici, sur une ville « déchue », des pages de « poésie ouvrière », et « documentaire » (Marx rencontre Cendrars). Écrites avec une admirable rigueur. Câest-à-dire avec une sincérité confondante, qui rend regard et écoute à même de cheminer (dâabord lâauteur, à sa suite le lecteur) à flanc des choses. Au plus près de ce qui est. À cheminer lentement, en reparcourant, sans cesse â habitudes écloses comme des fleurs à même le bitume, les restes, les déchets â, ce qui a été effleuré déjà. Pour approfondir. Loin des poses, des noblesses par quoi lâhomme sâinvente, un à un, des atours. Des atouts. Loin de la superbe mensongère de ses prestiges par quoi il cherche délibérément à faire se muer le quotidien en odyssée. Lâabsurdité en destin.
« Jâai mis mon bleu de Chine [â¦] / je traque / lâesthétique des camions-pizza / je traque / les vestiges et les fantômes / et sur les murs de salpêtre / des derniers restos ouvriers de lâavenue Louis Roche / les couchers de soleil géants ». Loin de lâinessentiel qui aujourdâhui fait florès, se tenant continûment à lâécart de lâarbre à palabres pourrissant de nos sociétés dont la sève est le consumérisme, Guillaume Deloire avance pour témoigner. Pour recueillir. Jour après jour (ou peu sâen faut), prenant des notes et des photos. « [S]crut[ant] toutes choses ». Attentif à ce qui respire, quand bien même tout, autour (tout, ou presque), aurait été recouvert, jusquâà lâintime, du voile sale dâune immobilité sépulcrale. Cette immobilité serait-elle parcourue de quelques éclairs : soubresauts persistants, louables éminemment. Quand bien même tout, serait-ce invisiblement, se serait écroulé. Laissant à vif les boursouflures, laissant visibles les cicatrices que laisse la pauvreté. Ainsi Gennevilliers.
Demeure une lumière, veilleuse grâce à quoi, quelle que soit la morsure de lâobscurité, il ne nous sera jamais possible dâêtre blessé au point de nous égarer. Quelle est cette loupiotte ? Lâhumaine manière de se tenir, sans presque bouger, dans la vie, dans le monde : dâêtre en étreinte (même sans le savoir) avec le monde, et la vie.
Guillaume Deloire est attentif à ce qui est tout : un geste, une parole. Empruntant non les méandres dâune pensée qui se cherche mais le trajet direct de lâaffirmation dâune simplicité qui bouleverse. Poésie documentaire, quasi « cinématographique », qui nous donne à respirer, à ressentir ces gestes, ces paroles. Sans jamais forcer â ou rehausser â le trait du réel. Sans jamais enjoliver, ou dramatiser : sans jamais ajouter du romanesque ou du poétique (le titre seul du livre suffit à le montrer). Et sans supprimer la plus chétive part, démesurément anodine, blanche, terne dans sa vacuité, de ce qui sâest passé. Nous insistons : sans rien arracher à ce qui est survenu, a vécu, pour le moment seul qui lâa vu naître. Pour le moment ténu qui â dans une indifférence diffuse, mais toujours contredite par le poète â a assisté à cette venue : à cette éclosion de rien. Sans rien ôter, en somme, à tout le dérisoire qui fait lâordinaire, et le magnifique inavoué, dâune vie telle quâon peut la vivre dans une ville comme Gennevilliers.
Est nécessaire le fait de rendre compte de chaque chose appréhendée par le sensible qui vit en nous, jamais ne sommeille, dès lors quâelle a des affinités avec lâhumain, avec lâhumaine condition. Cette humaine condition, effilochée, brinquebalante, il sâagit pour lâauteur â sans orgueil aucun (loin du chant quâa prôné à sa manière sublime Villon) â de lâaccueillir. Le plus justement, banalement possible : dâemazienne façon. Dans une attention et une bienveillance de tous les (nombreux, et câest heureux) instants. Par le poème, et dans sa vie même (mais comment séparer lâun de lâautre, quand lâun et lâautre, avançant, marchent main dans la main ?) À lâabri de la riche et vaine, quoique fondamentale et fondatrice féérie du littéraire.

Matthieu Gosztola
Lire de larges extraits de ce livre, choisis par Matthieu Gosztola.

Guillaume Deloire, Le Graillon, Éditions des Vanneaux, collection LâOmbellie, 2018. 17â¬.


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