Dans ce dernier livre, Tram e, Anne Belin malgré la grande proximité, la familiarité souvent, du monde quotidien ou des présences de personnes dont voudraient parler ses poèmes, écrit comme en proie à une difficulté de dire. On entend cependant dans ce dire un plaisir dây découvrir, dây vivre en écrivant, la matérialité de cette parole difficile, empêchée semble-t-il, autant quâagile dans son tourment dâêtre un impossible poème.
Déjà dans les titres : Tram e est le tram de la vie qui emporte nâimporte où et de la plus banale façon, autant dans une histoire dâamour que dans la vie quotidienne et domestique (aussi dans lâécriture du poème), et aussi cette trame de lâécriture qui se tisse sur la chaine du vivre laquelle disparaît plutôt quâelle ne soit saisie dans le dessin dâécriture. Plus loin le mot « deuille » demande quâon consulte des dictionnaires même si bien sûr on y entend le mot deuil ou peut-être le mot douille (douille vide de la cartouche qui nous reste quand on vient de manquer ce quâon sâimaginait pourtant viser au plus juste). Et deuille est bien dans le dictionnaire (Wiktionnaire) avec le verbe deuiller (je deuille, on deuille) qui rend en quelque sorte plus activement vif le malheur dâavoir perdu quelquâun, de perdre même à chaque instant le vivant. Une deuille est aussi une résurgence, souvent temporaire, dâeaux karstiques (résurgence peut-être dâun poème après ou dans un temps de vie).
Les autres titres nous ramènent à plus de matérialité qui semble être, pourrait-on dire, la présence du présent. Comme le suggère également le titre de chaque poème du livre pris à la matière même de ce poème, soulignant ainsi la présence de son écriture.
Shshsh dit un dernier titre ironisant peut-être tout ce complexe travail de pensée-sentiment autour dâun insaisissable vivre-écrire.
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Les poèmes sont ainsi « déchirés » entre un sentiment parfois dâheureuse appartenance au monde, et celui, à lâinverse, de ressentir lâéloignement de tout dans un au-delà inaccessible. Dâoù sans doute un motif prépondérant dans tout le livre, celui de la déchirure.
Dès les premières pages du livre un mot important (vérité) se trouve déchiré entre deux vers, et même entre deux strophes du poème :
« Tout serait là, inaccessible. Vé
rité. Ordre du monde. » (p. 7)
Ce motif de la déchirure nâen finit pas de tirer sur cette « vérité tramée » du texte lié à
« Lâinsou
tenable vie, dans ses atroces détails. » (p.9)
Et cette déchirure sâentend dans beaucoup dâautres formulations : « Je nâappartenais pas / à ce monde » (p.19) ; « Quelque chose me séparait » (p.32) ; « Ecrire séparé é// crirere se place hors trame » (p.32) ; « Ils sont séparés du monde » (p.33). Ce monde si douloureusement évoqué dès les premiers poèmes : « Tous les riens seraient éveillés, ils / riraient en te regardant, cette poussière, / cela quâils appellent la vie », « tout serait là, insupportable » (p. 8) et on notera la reprise de « tout serait là », nous y reviendrons plus loin.
Et cependant, toujours, quelque chose comme un récit persiste, celui par exemple dâun amour où tout se serait noué :
« Et ainsi / nous nouèrent » (p.51) ; « Perte dâune phrase » et quand même « nous nous comprenons » (p.60)
Mais vainement semble-t-il :
« Nous-mêmes séparés » (pages 66 et 67) ; et « Lâincompréhensible au-delà » (p. 68) quand «Tout pète, dâun coup, tout explose / et câest lâimpuissance de sentir » (p.71)
Malgré lâidée qui persiste dâ« ajouter au monde » (p.75) et plus loin une croyance en la poésie (p.84) quelque chose reste en fait « déchirée de haine et de peur » (p.76) séparé par quelque « chat noir » de lâau-delà, même lâintériorité devient cet « au-delà incompréhensible », et lâenfance aussi, impossible à joindre sây trouve projetée : « nâest- / on enfant quâen rêve, nâest-elle [lâenfance] quâun au-delà // de soi une mort⦠» (p.80)
On essaye encore de tout recoudre (p.93) ; mais on reste « déchirée » (p.99). Et le livre sâachève dâailleurs par un texte tout en déchirures fragmentées, en déchirures quâon entend presque se faire à travers des « Shshsh » répétés dans lâétoffe même du texte, le réduisant en une sorte de charpie.
Il y a pourtant cette belle et persistante tentative formelle (ou tentation peut-être) de recoudre la toile du vivre (au moins celle du vivre-écrire) par des reprises de mots ou de fragments de texte, ce sont comme des sortes de ligatures qui nouent les poèmes les uns aux autres en courtes suites (lesquelles peuvent aussi par ces liens se chevaucher, formant une continuité de quasi récit) :
« endurer le silence hostile » (page 14 , puis page 15) ; « tout serait là » (pages 7, 8 et 10) ;et par des motifs divers, le corps, la rue, un avion (pages 23 et 25) un vol de grue (pages 25 et 26), lever la tête (pages 23, 25), etc.
Ainsi, malgré sa distribution en plusieurs ensembles le livre se lit comme un récit (on le constate à travers lâensemble des citations précédentes qui suivent le déroulement du livre). Le motif du « récit » est dâailleurs fortement thématisé dans le livre, imaginé comme possible mais se réduisant plutôt à rien. Un récit qui se défait en se continuant ; qui se construit en se défaisant. On voit dans le déroulement du livre toutes ces difficultés à penser, ressentir ce récit entre douceurs et violence de tout ce qui échappe et se déchire de vous, aussi bien le quotidien le plus familier que le monde entier autour de vous, et les autres :
« Il y a bien nécessité de raconter même en vers / des histoires⦠» (p. 26) ; « A jamais mort, le grand récit » (p. 27) ; « Pensait-il alors que / tout est ainsi, durable ? â non, il se le / racontait. Et ses gestes mêmes étaient récit » (p. 29) ; lâémiettement malgré « Les mots, ce langage, organisateur, un sable / où lâeau sâinfiltre. Et la perte de tout, / finalement. » (p. 31)
On relira les livres précédents dâAnne Belin : A distance des corps (La Dragonne, 2010) et T.V. (série) (Le dé bleu, 2003), où lâon découvrira que toute la matière de Tram e sâannonçait déjà dans ces livres, comme leur titre dâemblée le suggère, et en particulier ce déchirement entre la voix du poème et ce dont elle voudrait être proche (elle y croit aussi à cette proximité possible, malgré lâexpérience répétée de « lâau-delà incompréhensible »).
La toile ainsi tissée des livres nâest-elle pas la plus belle affirmation de la continuité, si même douloureuse, difficile dans son dire et fragile, dâune vie dâécriture dans sa forte présence ?
James Sacré
Anne Belin, Tram e, Librairie éditions Tituli, 2018, 162 p., 16â¬
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