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(Note de lecture), Marc Alyn, T'ang l'obscur, Mémorial de l'encre, par Béatrice Bonhomme


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Posté 17 avril 2019 - 09:16

 

Entre encres, proses et poèmes, un mémorial de la beauté et de lâamitié

6a00d8345238fe69e20240a4a1d2a7200b-100wiTâang lâobscur, Mémorial de lâencre (Voix dâencre, 2019) est un hommage bouleversant de Marc Alyn à son ami disparu à travers un texte tissé de poèmes et de proses dans lâalternance des encres de Tâang Haywen (1927-1991). Ce dernier, calligraphe de lâinvisible, dâorigine chinoise, élaborait dâéblouissantes cosmogonies dans son modeste atelier de Montparnasse où les deux amis, poète et peintre, se retrouvaient pour faire signe à lâabsence par le poème et le trait. Passion et dessaisissement sont les signes de ces deux Åuvres qui se rencontrent et se croisent dans la profondeur de leurs traces, comme effacées par un cristal de neige.

Le poème se tisse répandant son sang dâencre comme la trace de la calligraphie sur la page blanche. Traces de pluie, empreintes de lâarbre ou de la forêt, mains éblouies sur les cavernes de la mémoire humaine, marécages de silence, fleurs de lâinvisible, taches de lumière, ocres des terres et des automnes, bulles dâeau et de nénuphars, bouquets de feuilles et de neige. Le trait et le poème procèdent dâun retrait, le sens se dérobe au moment où lâon croit le saisir, nommer, câest sâabsenter et seul lâanéantissement permet de rendre la présence. Poète et artiste choisissent le détachement intérieur, lâapprentissage de la douceur, du vide et de ce qui spontanément advient. Le poème et la calligraphie adviennent par ce quâil y a de plus subtil, reliant entre eux les différents aspects du réel, les ouvrant lâun à lâautre, les faisant communiquer dans une nouvelle esthétique du passage et de la porosité comme disponibilité aux fluctuations du monde, comme limpidité et transparence :

Le néant â confiait-il â inverse le vivant
tel un gant retourné
dans le sens de lâabsence :
lâuniversâ livre déroulé
gelée royale
ou neige épouvantée.

Poésie faite de cristal et de simplicité. En face du poème, le texte en prose se présente en italiques : « Nulle empreinte sur la grève ». Poésie sereine et détachée, belle dans sa limpidité, dans son atmosphère de présence-absence, de manifestation et de retrait. Rien nâaccapare lâattention ni ne lâobnubile. Tout ce qui commence à prendre forme se retire et se transforme, tracé dâécriture comme traces, sentiment de dessaisissement qui auréole lâécriture de vague et de solitude, mais cette délicatesse contient la plus extrême présence, ce qui passe inaperçu devient inoubliable, la saveur idéale étant celle de la neige, de lâeau, de « la respiration des oiseaux privés dâailes ». Poésie qui nâest accessible quâà partir dâun véritable itinéraire intérieur, le vide accueillant en lui tous les mondes possibles de « lâhomme, sous-entendu, escamoté »

Peut-être ai-je omis dâeffacer
sur le sable lagunaire
mes pas riverains du Léthé ?

Lâexpérience émotionnelle est décantée, la conscience reflète dâautant mieux, selon la vieille métaphore de lâeau paisible et du miroir, lâinfinie richesse de la vie intérieure et « lâor potable des chrysopées / au terme des odyssées prodigieuses ». Le cheminement est initiatique, franchissant les seuils et les porches vers une sagesse ancienne, faite de porosité au monde : « Peut-être notre karma sâédifiait-il sur les débris sanglants de ces identités ». Paysage de calme, de solitude, paysages noirs, ocres et blancs, au tracé circulaire, ouverts sur de vastes étendues. Lâécriture devient celle de lâeffacement du signe, de ciels dâocre et de blancheur neigeuse : « la mort [...] ne tuant quâafin de se défendre des attouchements de la vie ».

Quelque chose commence là où se retire une fin qui se survit, transitoire. Le tracé dâherbes est intouchable, intact. Il ne se donne à voir quâau tact de lâÅil. Le fragile et lâintouché font image de virginité. La profusion des miroitements, vite devenue lâidée dâune fuite ou dâun envol, qui enjoint de saisir avant que tout échappe, se contraste de lâimpression dâun noli tangere de neige et de fleur. Au désir de toucher la merveille, sâajoutera lâinterdiction du contact pour laisser chance à la fragilité et à la scintillation dâune beauté qui sâévanouit.

La Chine intérieure de Marc Alyn et de Tâang Haywen est imprégnée de cette esthétique du retrait : « au-dessus dâun royaume tissé de courbes et de griffures, enfanté par lâencre de Chine ». Ce qui est essentiel ne se perçoit que par le creux quâil dessine, créant le mystère : « lâÅil sâenvolait à paupières battantes, ivre de se dissoudre en lâair vibrant dâabeilles ». Le foyer complexe dâoù rayonnent les voies est une situation de séparation : « les pluies sans feu ni lieu issues dâun ciel revêche, ruisselaient sur la ligne de fuite des confins ! ».

La pensée de lâabsence lâemporte, comme si lâécriture à mesure quâelle formulait le désir, lâabolissait, dissolvait son objet. Lâoriginalité de cette poétique de la Chine intérieure, entre poèmes, proses et encres, réside dans ce lien entre lâinscription dâune part et lâeffacement dâautre part.

il pratiquait le contre-envoûtement
lâexorcisme des formes
habile à dénouer
les nÅuds gordiens de lâhorizon 

Fatalité de la non-connaissance, de la non-possession, de la non-conquête inscrite dans la manifestation même du désir. Le voyant est un voyageur en blanc : « Le ciel, ballon bleu échappé de la main dâun enfant, fait claquer dans le vent ses étendards de neige ». Le blanc énonce lâeffacement de ce qui a été dit, le lieu où la signification fera défaut. Câest autour dâune absence, au cÅur dâun néant que sâinverse et se retourne le poème.

Introduction dâune sorte de vide, dâabsence dans le langage. Câest dans le blanc que gît lâessentiel, le temps blanc : « Entre la mémoire et le vide, lâéternité creusait ses casemates, lesquelles ne contenaient, le plus souvent quâun jeu de cartes éparpillées sur un tapis poussiéreux brodé de volubilis dâune blancheur de perdrix des neiges ». Il nây a rien à dire, seulement un geste blanc à accomplir, point de fuite infini, trou dans la représentation. Dès lors le poète et lâartiste approchent du principe de nécessité intérieure. Vivant chaque instant comme un dessaisir, pensant nu, ils permettent de muer les dominations en dessaisissement :

Lorsque la mort nous embobinera
dans le papier tue-mouches de ses bandelettes
au point zéro des muettes horloges
seuls les porteurs de cannes blanches
formeront notre garde rapprochée

Le poète et le peintre, « voyeurs éborgnés » saisissent, en même temps quâinvisiblement ils se retirent, ne nous donnant du réel que pauvre, dénué, fragmentaire, fêlé.  Juste « la ligne mélodique » du poète et du calligraphe. Au bord de lâeau, la neige tombe et la Chine intérieure devient neige intérieure, neige plus profonde, le cÅur découvre son retrait, son renoncement, sa simplicité. Il sâagit de faire de lâabsence une alliée, une source de reflets. Poétique de lâabsence, du non-dire, du seuil et du bord :

les sans-yeux âlaissait-il entendreâ
Sont les lecteurs les plus lucides

Tout va vers une esthétique de cristal et dâautomne, recherche de beauté diaphane signe de « terreur des squales blancs », prise qui ne saisit pas hormis lâor des mondes, des enfances, des spectacles dans le rideau rouge des miroirs.

Ces nageurs du dessous de lâonde
[...] se meuvent sans un geste
sâexpriment sans parler »

Le poète et lâartiste entrent dans le monde intérieur, hier, demain peut-être dans lâintérieur de la mort, par la route de lâabsence. Partout le sel, lâautomne, la trace dâencre chinoise, lâocre et le noir tracé forment le décor de cette esthétique de la réticence.  Le texte est du côté du vide, de la béance, de la porosité, de lâouverture, de la disponibilité où tout peut advenir de ces oracles, de ces épiphanies, de ces aurores, de ces lumières, de ces nuits hallucinées où viennent boire les loups.

Le geste de lâécrivain et du peintre est geste de distanciation, de dessaisissement, de retrait. Désormais la nudité est dénuement comme vÅu de pauvreté, comme voie de pauvreté, la poésie est faite de trous, de lacunes où « sâévanouissent les locataires de ces immeubles tatoués ». Le poète et le calligraphe sâavancent ensemble, dans lâhumilité, vers la foudre, lâor et la vision hallucinée où luit le Noir suprême :

sans laisser  plus de trace
quâun flocon pris de neige
dans les closeries du cristal.


Béatrice Bonhomme


Marc Alyn, Tâang lâobscur, Mémorial de lâencre, illustrations Tâang Haywen Voix dâencre, 2019, 126 p., 32â¬

Sur le site de lâéditeur :
Tâang Haywen (1927-1991), calligraphe de lâinvisible dâorigine chinoise, ayant vécu à Paris dès 1948, recréait inlassablement le monde dâun pinceau à la fois délicat et puissant. Ce fut un prince en exil voyageant incognito et ne possédant que son Åil de phénix pour édifier un univers dâencre et de merveilles. Ainsi élaborait-il dâéblouissantes cosmogonies dans son modeste atelier de Montparnasse. Câest là que je lui rendais visite, au seuil des années soixante, tout au bonheur de le regarder peindre avec des mines de chat somnambule. Notre amitié dura jusquâà son décès survenu à 64 ans. « La mort, mâavait-il confié avec un sourire énigmatique, ne met pas fin à nos rêves ».
En effet, depuis sa disparition, son Åuvre, de plus en plus visible à travers le monde, fait peu à peu de lui lâun des artistes marquants de la modernité aux côtés de Zao Wou-Ki et de Chang Dai-Chien.

Marc Alyn rend un hommage bouleversant à son ami disparu à travers ce long poème fulgurant tissé de proses, nouveau Livre des Morts. Dans ses Mémoires, qui viennent de paraître sous le titre Le Temps est un faucon qui plonge (Pierre-Guillaume de Roux, 2018), il consacre des pages lumineuses au peintre chinois dont Balthus disait : « Je pense à Tâang quand je vois des montagnes disparaître dans la brume. »


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