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(Note de lecture), Esther Tellermann, Un versant l'autre, trois notes de Paul Darbaud, Michaël Bishop et Didier Cahen


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Posté 13 mai 2019 - 10:04

 

6a00d8345238fe69e20240a4867925200d-100wiPoezibao ayant reçu trois notes de lecture à propos du livre dâEsther Tellermann Un versant lâautre a choisi, aujourdâhui, de les publier toutes les trois en même temps.

Ces notes sont signées Paul Darbaud, Michaël Bishop et Didier Cahen et elles sont publiées dans lâordre où elles ont été reçues par le site.





1. Note de Paul Darbaud

Depuis Première apparition avec épaisseur, recueil paru en 1986 aux mêmes éditions Flammarion, la poésie dâEsther Tellermann, si elle a toujours conservé un noyau énigmatique et se révèle dâun abord parfois ardu, nâa eu de cesse dâinterroger visiblement certaines frontières et franges de notre monde, à la recherche des manifestations, des lueurs dâun univers inverse, renversé, duquel surnageraient ici ou là de vagues reliques, les échos lointains dâun très ancien récit, dâune histoire fondatrice, ou les reliefs dâouvrages aujourdâhui disparus. Il y aurait lieu dâailleurs de relever les fréquentes occurrences liées à la peinture, lâextrême variété des couleurs citées, les références à la neige comme support initial, la disposition du poème sur la page, le traitement incisif des mots sertis comme des touches éclatantes, pour assimiler pleinement le dépôt du poème à un geste pictural.

Le titre, en confrontant une (re)présentation et son envers, nâévoque-t-il pas dâailleurs un tableau ? Il semble dâabord inviter à la déambulation, ou à la divagation. Mais il appert assez vite que sa concaténation installe plutôt un mode opératoire qui vise moins à ménager un passage dâun versant à lâautre que dâaccoler dans une vision spéculaire les deux pans dâune même présence, soumettre les deux expositions à une même lumière, offrir en quelque sorte un dispositif à pans pivotants. Nous essayerons de montrer comment ces deux faces peuvent se décliner, coexister comme à front renversés. Et quel rôle joue, dans cette frontalité, une grammaire sous tension.

Nombreuses seront les expressions qui viendront expliciter et développer tout au long du recueil cette première image, comme autant de commentaires et de variations. Les horizons qui basculent. Lâautre côté des horizons. Tableaux qui sâinversent. Image double. Dans lâautre côté du monde. Vide écartèle lâautre côté*. Quand ce nâest pas à un renversement du monde auquel nous assistons : cieux dâen bas. Bleu se renverse. Volcan de dessous. Soleils dâen bas. Ou lâemploi inusité dâune préposition qui favorise lâindécision : entre le ciel.

Mais ce serait faire fausse route encore que dâaccréditer la thèse dâun univers confus. Le lecteur est très vite frappé par lâextrême richesse, la luxuriante précision du lexique, quels quâen soient les domaines. On trouve ainsi des citronniers, chênes, cèdres, lauriers, mûriers, acacias, câprier, amandiers, sycomores, saules, ormes, aussi bien que grenade, olive, citrons, myrtille, amande, orange, cerises, véritables taches de couleur, à confronter avec les minéraux plutôt sombres : gneiss, lave, ponces, obsidiennes, schistes, minerais, onyx. Pour finir quelques fleurs et arbustes : hibiscus, roses, euphorbe, magnolia, gentiane, lys, jasmin, renoncule, genêt ou églantier. Certains sont plusieurs fois nommés. Ce sont autant de motifs, dâarchétypes poétiques, qui sont aussi bien volonté dâancrer le poème dans une forme de figuration, que tentative de restauration du poétique. Câest ici quâil convient de remarquer les élisions régulières dâarticles, pronoms et termes de négation, qui renforcent le pouvoir de percussion des mots. (Cf. les premiers vers : Villes étaient closes). Se donnent ainsi à réentendre des vocables très estampillés poésie, par exemple source, lampe, ornières, glaciers, brumes, parfums, golfes..., à lâinstar des paysages dâor, des promontoires ou des vaisseaux rimbaldiens, des lointains moins amers raciniens, des oiseaux voyageurs baudelairiens. Il nâest pas jusquâaux nombreux ô qui ne soient une revisitation iconique de la poésie élégiaque. Au-delà du mot rehaussé, restauré et rétabli, quâavaient dévoyé et empoussiéré les usages, se révèle le projet de confier le son répercuté et le legs du vers (racinien principalement) à la modernité. Dans le même ordre dâidée, on notera que le vers chez Tellermann est devenu au fil du temps très court, comme sâil était de plus en plus difficile dâextraire la matière textuelle, mais surtout dans lâoptique impérieuse de condenser et contenir dans un minimum dâespace verbal la charge sonore, de faire retentir et briller le peu de mots ou le seul mot, dans une saturation au bord de lâimplosion. Ceci pour que lâinstant vibre. Pour tendre au rien poème, par quatre fois évoqué.

Cette quête, que le vocabulaire maritime abondamment illustre (bateaux, îles, îlots, archipels, voiliers, navires, vaisseaux) constitue évidemment le miroir formel de la recherche évoquée plus avant. Soit découvrir, juste derrière le visible, tout à côté du cadre, sous le plein et lâépais des mots, lâéchancrure, lâinterstice, lâalvéole, la faille, les chemins, les portes. Pour quâapparaissent fugitivement, toujours sur le point de disparaître, les ors, les masques dâor, le reste de lâicône, les souvenirs tressés de Dieux, lâange. Retrouver enfin les parfums de lâautre monde, les cités anciennes, lâéblouissement de la lumière, le lieu que nâinquiète aucune mémoire. Surtout peut-être : les syntaxes, le signe, un autre alphabet, le livre.
Sous le livre que nous lisons est donc un autre livre, ou sa survivance, ou plusieurs récits dont les guerres sont depuis longtemps éteintes, les cités détruites, les trésors pillés et dispersés, dont ne subsistent que des traces, la version lacunaire et fragmentaire, des tessons. Il ne sâélabore pas comme chez dâautres poètes par soustraction de texte, par effacement, mais au contraire par prélèvements incertains, miraculeux, par incidence, par saisie dâéclats ou dâéchos, reflets dâun souvenir.

Il est une autre recherche enfin, plus secrète. Derrière celle de la fusion du rêve et de la réalité, du souvenir et du présent, des deux versants réunis, celle de 2 morts lâune dans lâautre. Celle de coudre lâéternité. Dâinstaurer et suspendre un temps qui fut, celui des chemins dâalliance, jâinventais des noces, avant la séparation, lâabandon, la défaite. Je te laisse au bord. Nâavons pu être.

Il reste que Diamant de braise fut chair, et quâ
                          Autour de toi
                            jâai nagé
                                  afin
                          que chant
                              tâencorde

Paul Darbaud

*Par souci de lisibilité, les citations en grand nombre figurent en italiques mais sans guillemets. De même que nâapparaissent pas les renvois de pages. Dâautre part les vers ne sont pas reproduits tels quels (espaces dans le vers ou décrochements), exception faite pour celui qui clôt cette note.

/

2. Note de Michaël Bishop


« Jâinventerai, écrit Esther Tellermann dans cette belle et émouvante élégie subtilement chantante, le fil / qui te prolonge / au-delà / une page ouverte / des encore / et des pluies » (UV, 97). Élégie, requiem, tombeau, certes, mais aussi lieu/non-lieu dâune impossible, et pourtant rêvée et sentie, résurrection, lieu dâun chant de lâabscons, dâun concevable. Le temps futur rivalise ainsi constamment avec le passé simple; le poème baigne dans ses capacités de poïésis, de création, dâinventivité (invenire : trouver, découvrir, atteindre); il est tout le contraire dâune passivité, étant site de lutte, de persistance, de récupération imaginable, acte qui nâa pas de fin, sa valeur ne résidant pas en soi mais, au-delà de son inscription, dans sa musique, sa cérémonie spirituelle : « nous recommencerons / déplierons / des rubans de symboles », lisons-nous (140). Un versant lâautre nâest pas le site dâune confessionnalité, son intimité sâavère discrète, varie, dirait-on, dâintensité dans le jeu du tutoiement et du vouvoiement et sâarticule avec des ellipses, des sous-entendus, des réticences :
          Déserts de glace
            avaient façonné
            nos deux bouches mais
               muets
               parlions
               des cartes du dedans
               dâune pierre
               après lâautre
               je voulais vous
                         confondre
               à ma rétine
               vous plaquais
               à lâhorizon   (101)  
Si les questions, fondamentales, centrées sur notre présence au monde, abondent, lâimagination dépasse la logique que nous propose la raison, va même au-delà de tout ce que le poème nomme et inscrit, « âlà où ne / pûmes voir    le / livre », là où des « lambeaux dâéternité [restent] / à coudre » (15). Le moi méditant cherche ainsi à devenir ce « point où basculent / les univers / vers dâautres durées », ce point où prendre « la mesure de / ce qui eut lieu » (20) et espérer « ébruit[er] / les parfums / de lâautre monde ». Poème dâun vaste et à bien des égards indicible et infiniment délicat désir quâintensifient les Ô qui appellent et invoquent, Un versant lâautre tente de pénétrer jusquâau cÅur de lâénigme de notre étance, de savoir « quoi / brui[t] / sous le visible / défai[t] / lâéquation / et lâassise » (116). De déconstruire, afin de faire coïncider le souhaité et le possible, les structures, les concepts, les croyances qui règnent, fondent et bloquent le libre mouvement de lâesprit, du cÅur. « Tout à apprendre / encore, lit-on, de lâenvol et de / lâenfoui / sur la terre / et sous la terre » (129). Ce qui est nous aveugle, sans doute, à bien des égards, mais ce que nous imposons à ce qui est risque de générer un aveuglement parfois encore plus aveuglant. Interroger, respecter le pressenti, lâintuitif, le spontané ressenti, âla nasse ouverteâ (152) de ce qui surgit, subjectif, essentiel, fondateur, voici le chemin de la poésie vécue dans sa pleine, sa plus lumineuse authenticité. Le chemin du âcorps [qui] se fait / poreux / accueille le centreâ (154).
Câest un très beau livre que nous offre ici Esther Tellermann, un livre dont les vertus excèdent le subjectif et invitent à méditer plus loin que lâhumain considéré dans sa stricte quoique déjà extraordinaire matérialité.
 
Michaël Bishop

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3. Note de Didier Cahen

Avec Un versant lâautre, Esther Tellermann semble franchir une nouvelle étape dans sa quête insatiable de notre destinée. Comme le précise avec une belle justesse le prière dâinsérer, « après avoir remonté des terres très anciennes et remonté le cours du temps dans une manière dâépopée invisible ou défaite, la poésie dâEsther Tellermann semble désormais chercher une lumière plus immédiate, une paix moins morcelée. » Le récit semble plus apparent, ses lignes mieux dessinées, comme si la déconstruction de naguère pouvait sâaccompagner dâune reconstruction inédite ; rebond et/ou résilience... On a le sentiment dâentendre une voix ancienne, surprise, filtrée dans une langue ajournée, dâune expression bien sûr inimitable mais qui conjugue un hors-du-temps datable et fréquentable ; elle nous aide à trouver cet im-médiat quâon ne peut pas toucher, cette transparence peut-être pas donnée mais sur le point de lâêtre, déjà empoussiérée - lisible en pointillé, comme de fines particules virtuellement soufflées par le nerf de la guerre... Lâadresse est là, vivante, archivivante presque palpable qui interpelle, qui dit lâ« interpelêtre », le soubassement Åuvré de notre incondition. Et puis comment ne pas aimer cette langue décomplétée, décomplexée ? Tout semble lui manquer, pronoms, sujet, objets lisibles en tant que tels mais rien ne lui résiste : ses manques nous parlent effectivement, nous donnent à lire lâouvroir et les possibles de ce penchant de lâêtre ; en vérité, lâalpha et lâoméga dâun alphabet construit pour cheviller les corps et réchauffer les cÅurs. Bonheur de tutoyer ainsi la langue charnelle du vrai désÅuvrement. Comment ne pas accompagner aussi le fort mouvement du livre avec ses émergences, ses résurgences, tout ce qui affleure en un aplat, comme si le plus lointain de naguère était projeté sur une surface, nous rapportant ce qui se joue/déjoue au-delà des profondeurs. Merveille quâalors lâincantation, le chant haute-contre, lâincarnation dâune voix dâoutre-silence apporte dâimpensables richesses, trésors enfouis que lâon ne touchera jamais, même si les noms de maints et maints remèdes viennent en nommer la potentialité : armoise, porphyres et autres asphodèles... 
Au-delà de sa rumeur fondamentale, le livre trouve aussi bien les mots appareillés qui sâadresseront à chacun de nous comme tel. Comme si le je trouvait une réson dâêtre dans le débat armé et désarmé entre lui et le monde : « de chacun je buvais le signe (...) puis je revins/à la lecture/de lâautre monde/midi se prolonge/et ruisselle/un sein/se fait soupir et source/je vis en lui/la nasse ouverte/attendant/que se déposent les prophéties » ... Comment, alors, porter lâannonce dâun non-prophète ? Le livre suit sa pente naturelle : les noms creusés, les mots pesés et sous-pesés, par-dessus tout le verbe intempestif qui sâaccroche à lâà-venir. Redira-t-on lâintime beauté des phrases à peine articulées, tout juste murmurés où lâon sâapprête à nâêtre ! On y verra le signe inépuisable des espaces libérés, peut-être même la trace tangible des lieux inengendrés où se joue cette autre guerre. Possible et impossible. Possible et apaisée. Presque civilisée... Et puis avec le commerce des souvenirs revient une mémoire décalée qui débouche sur une sorte de compromis, de connivence muette avec le lecteur potentiel. On avance dans le temps, vers le temps, lâautre temps de la langue et de lâhumanité : sa possibilité, peut-être son échéance matinée dâévidence : « un os un /fragment un/pas une/brûlure ». Lâépisode se termine par un final où la couleur sâestompe, où la lumière nous vient de lâeffacement de lâombre, où se trame un monde dépeint en noir et blanc. On retiendra, pêle-mêle, la guerre qui cède, les abris essentiels, la possibilité dâun rêve, dâun conte, dâune épopée, dâune épochè, qui sait, et le repos, amplement mérité, du commun des mortels. Superbe, confondant, renversant...

Didier Cahen


Esther Tellermann, Un versant lâautre, Flammarion, 2019, 162 p., 18â¬




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