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(Note de lecture), Patrick Beurard-Valdoye, Flache d’Europe aimants garde-fous, par Alexis Pelletier


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Posté 28 mai 2019 - 09:08

 

SANS ATTACHE

6a00d8345238fe69e20240a48a0a07200d-100wiCertains livres de poèmes donnent des clés pour les lire, dâautres restent énigmatiques et échappent à la vigilance plus ou moins aiguisée des lectrices et lecteurs. Flache dâEurope aimants garde-fous participe dâune position qui lie les deux voies ; et ceci, évidemment est une de ses grandes qualités. Patrick Beurard-Valdoye balise très clairement les moments de lecture en évoquant toutes les stations dâécriture qui accompagnent le geste â voire la geste â de son ouvrage, dâune part. Et dâautre part, son livre déjoue au fur et à mesure, avec un sens de la narration qui privilégie les liens dâespace, toute lecture trop dirigiste, si lâon peut me permettre dâoser cette expression. En cela, le livre reste mystérieux et â pour mon plaisir â il fait partie des ouvrages qui se renouvelle à chaque lecture, donnant le sentiment dâune liberté qui invente le sens.
Les lignes qui suivent sont donc une lecture de ce livre â peut-être plus poétique que critique â en tout cas persuadée de lâoriginalité agissante de lâécriture de Patrick Beurard-Valdoye.

Celle-ci est balisée par des références qui tissent un ensemble très vaste. Rimbaud, bien sûr à lâouverture. « Le Bateau ivre » est la sous-voix qui structure le titre.
On se souvient de lâavant-dernière strophe de ce poème

Si je désire une eau dâEurope, câest la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Dès lors, se profile une lecture évidemment politique de lâouvrage. Le papillon de mai fait entendre la révolte â quâelle soit de 1870 ou dâune autre époque. Et, comme on le verra, Rimbaud revient très souvent comme spectre de ce livre.
Comme les autres livres du Cycle des exils, dont le présent ouvrage est le septième volume, Flache dâEurope aimants garde-fous, convoque à lui ou attire par aimantation la méditation sur lâétat politique de notre époque. Câest en cela quâil faut dâailleurs comprendre le « s » central du titre. Aimants étant aussi bien la marque du verbe aimer que le substantif nommant la force dâattraction de certains métaux. Il y a attirance et résistance qui se conjuguent ici.
Dans une époque où le discours politique â voire le discours â a délaissé le langage pour le marketing et la performance sportive, lâouvrage va à rebours de lâinstantané, du rapide qui annihile le sens et propose une sorte de lecture musicale de ce quâon pourra appeler â faute de mieux â une improvisation du monde.
Cette dernière accompagne toujours le livre à mesure de lâavancée â la lecture est un voyage presque épique â qui traverse les quatre parties de lâouvrage : « DONC », « Le CLITORIS DE LâEUROPE â théorie des ligatures », « TROUÉE DES FOUS » et « LE CREUX DâUNE MAIN APPRISE ».
Avec « DONC », câest une sorte dâétat des lieux qui est fait. Lieux traversés, multiples et qui superposent les sensations du poète dans une sorte de « jour sans lâaccent du tocsin » (p.15). Il y va dâun écroulement généralisé du monde, par la destruction, lâincendie commencés de longue date en Europe, si bien quâil sâagit â pour Beurard-Valdoye â de dire ces forces à lâÅuvre. Et tout se passe comme si la formulation, par la possibilité de concasser le langage, les faisait voir.

                   OÙ DONC est-ce que ça incen
                   die encore (p.30)

On remarque ici que la construction du mot (ou plutôt la déconstruction dâincen-die) fait se télescoper le dire et la mort. Et câest bien à cette cendre â le sens même de lâHistoire de lâEurope â quâil convient de se confronter.
Face à cette mort à lâÅuvre (ou bien dans lâÅuvre), le livre convoque des figures qui passent par Hölderlin et Nietzsche. La folie et la poésie sâopposent de manière efficiente à lâinanité dâune partie du contemporain. Et câest pour cela que Beurard-Valdoye peut affirmer « nous ne sommes pas encore franchis » (p.49), avec lâaide ou plus exactement le soutien toujours actif â et qui forme une amitié stellaire â de poètes comme Guillevic, Rilke, Dadelsen ou Nathan Katz. LâEurope évidemment se heurte aux ombres et à la cendre sur laquelle elle sâest (plus ou moins) construite.
Le poème a cette capacité à rassembler le monde, dans un mouvement qui parvient à embrasser la multiplicité qui compose le corps ou lâexpérience quâon a de lui au quotidien. Et câest ainsi que se trouve lâénergie de convoquer contre la destruction un besoin de consolation qui passe par un principe féminin. Celui-ci nâest jamais envisagé comme une simple prédation mais plutôt comme une manière ou une matière quâon peut dire jaculatoire. Le féminin est le seul passage qui assure au monde sa cohérence, semble dire le poème. Et dans les vers qui suivent le terme « béchatte » qui, venu dâun parler de lâest de la France, prête à tous les jeux de mots, peut justement sâentendre comme un passage.  

                                                                  ceux qui ont joui en la béchatte
                            récitent JE VOUS SALUE APHRODITE
         PLEINE DE GRÂCE
les autres reculent et prennent peur (p.75)

(pour lire la suite cliquer sur le lien ci-dessous)


Il ne sâagit évidemment pas ici dâun syncrétisme religieux mais plutôt de faire un tissu de références. Et, face à la confusion de celles-ci et la possibilité de les convoquer techniquement à une vitesse insoupçonnée jusquâà notre présent fibré, il faut aller vers une expression des liens ou plutôt une « théorie des ligatures ».
Câest ce que propose avec une once de provocation la deuxième partie de lâouvrage : « LE CLITORIS DE LâEUROPE ». Il ne sâagit pas dâOmphale ni dâOrigine du monde. Il sâagit, dans un vers qui sâouvre à la longueur, de créer un flux par lequel le chant passe et dit la création, la raison, la force et la violence â peut-on ici faire remarquer que ces quatre substantifs sont féminins ? Ce chant du monde permet en fait de toucher à lâénergie féminine des gestes et des actes qui disent une manière de faire face.
Lâimage du « saumon [qui] voit filer dans ses cieux sans fond une folle barque / silencieuse sans rame avançant la nébuleuse une nef noire / transportant des solides néo-géo couvert de plumes » (p.133) ramène avec elle la figure de Rimbaud. Comme si « Le bateau ivre » était renouvelé, remis à neuf, recaréné, rajeuni pour justement porter avec lui les taches que lâactualité fait aux « migrantes sculptures dâombre », câest-à-dire à tout ce que notre modernité asservit à lâautel dâune pseudo-efficacité.
Rimbaud, dans cette partie du livre, revient dâailleurs plusieurs fois puisque « QUAND ON A ÉCRIT les Déserts de lâamour on sait tout faire » (p.136) et que « lâÅuf Rimbaud distingue les / Européens des ouvriers cypriotes sous la colonie britannique / tous les Européens tombent malades ou meurent les / natifs résistent mieux que les frangers Rimbe est-il au porte de ne / plus se dire Européen » (p.137) Câest justement à partir de cette limite â lâexpérience limite de Rimbaud â que la « Flache » de Beurard-Valdoye sâinforme et trouve son verbe contemporain.
Et plus loin, la « Flache » de sâarrêter, par exemple, au fait quâ« ARTAUD AVANT DâÉCRIRE des poèmes dessine des bateaux » (p.143). Rimbaud et Artaud, évidemment, câest quelque chose du même monde.
On peut enfin découvrir, dans cette deuxième partie du livre, que lâépoque vit dans le geste sans cesse amplifié de Paul, le personnage biblique, qui, par lâépître, invente « un geste de rejet la limite le désert / de lâoccident orienté lâespace compris du langage devient / clôturé » (p.175).
La ligature disant la souveraine énergie féminine du monde fait donc entrevoir, dans un rapport toujours inquiet au langage, la folie du moment (si je peux reprendre cette expression à Blanchot). Il nâest évidemment pas question de corriger celle-ci. Le rythme poétique du livre semble enjoindre de changer lâangle dâattaque sur le monde pour le transformer (voire le transmuter) en une sorte de « TROUÉE DES FOUS » (titre de lâavant-dernière partie du livre.)
Ici ce sont les torsions, inventions du langage qui â présentes depuis le début du livre et constitutives de la parole poétique de Patrick Beurard-Valdoye depuis son ALLEMANDES (1985) â font le liant du texte en même temps que « le silence des femmes commence à / faire des signes » (p.189). Le poète peut convoquer la figure de Michel Foucault, câest une sorte de musique (au sens le plus étymologique peut-être : un art des muses et celles-ci, oui, sont bien des femmes) qui se donne.

                                      pierre des fous trônant dans le chÅur
                   maison à moudre les grains de folie dont on nâa
plus les plans (p.191)

Les mots deviennent bien, parce que le jeu sur les vocables est infini et toujours neuf, ce qui permet une énergie conjuguant le refus et la création. Il faut bien sûr entendre ce jeu comme ce qui procède dâune concentration toujours à lâépreuve du temps présent.
Et câest ainsi que dans le geste dâimprovisation ou dâécriture-lecture du monde proposé par le poète, « le purgatoire est au-delà des bornes-frontière » dâune Europe qui nâa pas encore été totalement assassinée par celles et ceux qui souhaitent le faire avec constance. Et Patrick Beurard-Valdoye de nous inviter à reconsidérer, par le jeu des références, lâHistoire de lâEurope comme une danse macabre quâil convient dâaccompagner pour lâinfléchir. Câest la mission, voire lâutopie folle de son poème. Et celle-ci sâaffiche, par exemple, dans « TRAITÉ (. » qui invoque, dans une sorte de litanie de lâinstant, le « saint sans tête remède contre céphalées » (pp.219-221).
Plus loin dans la même partie du livre, se découvrent avec force des assertions comme celles qui ouvrent le poème « LEE (. »

UN LIVRE câest une pierre
dit Zola
vingt livres câest un mur (p.239)

Tout sâinscrit donc dans un mouvement dâensemble â au sens rythmique et symphonique â qui vise à porter lâécriture et la lecture du livre à un point de rencontre « du tangible entre quelque chose et rien » (p.248). Citation qui reçoit un tour de vis supplémentaire dans la même page : « entre effable et ineffable » On se souvient alors que la fable, câest le récit, celui dâune Europe prise dans la flache quâelle a créée elle-même. Et le poète dâachever le bal des fous de cette partie sur le constat historique qui nomme â littérairement â la complexité dâêtre.

                                      au passage de la croix
                                               les miracles
                                               selon les latins résultaient de
                                               la sorcellerie des grecs (p. 251)

Reste alors la dernière partie du livre, dédiée à la « mémoire de Baptiste-Marrey » : « LE CREUX DâUNE MAIN APPRISE ».
La phrase mise en exergue, extraite dâune lettre de Joyce, fonctionne presque comme un art poétique présidant à toute lâéconomie de lâouvrage. « Une grande partie de toute existence humaine se passe dans un état que lâemploi du langage clair, de la grammaire pure et simple et dâune intrigue qui avance en ligne droite ne peut exprimer » (p. 255).
En 7 sections de groupes de 7 lignes (7 vers ?), le poème endosse une fable de lâEurope, principalement inscrite en lien avec Saint-John Perse et Jean-Paul de Dadelsen. Cette fable (ineffable) est prise au risque de la parole poétique, câest-à-dire à tout ce qui fonde la liberté, sans jamais oublier lâillusion de son utopie.

         lâombre dâune prière est même souhaitable (Mère
         de toutes choses Aphrodite
car il faut toucher et
         pour traduire il faut entourer sans culpabilité la
         déviance de la langue la profaner pour trouver
         le répons ailleurs que dans lâarticulat câest se
         dévouer jusquâà sâéprendre de lâauteur transposé
         sans vouloir au final lâarder en traduisant (p.305)

Le geste du livre, on lâaura peut-être compris, est de proposer une sorte de lyrisme du commun, une syntaxe où le « je » nâest pas là pour convoquer son exaltation ni sa méditation personnelles. Il sâagit de rassembler ce qui fait signe, ce qui effraie, ce qui aveugle dans la flache dâEurope pour avancer vers elle ou en elle et, qui sait ? la faire avancer en nous. Geste fou, certes, geste plein dâune pureté qui nâest en rien réductrice ou asservie à des modèles religieux ou moraux. Patrick Beurard-Valdoye improvise la langue quâil invente et nous laisse avec une interrogation sans ponctuation ni majuscule pour nous inciter au terme de la lecture à reprendre le livre : « est-ce le temps qui sâest retiré » (p.327).
Personne nâest en mesure aujourdâhui dâécrire comme Patrick Beurard-Valdoye (pas même lui) un livre qui lie et relie le monde avec une force à la fois folle, féminine, sans apprêt et parfaitement construite.

Alexis Pelletier

Patrick Beurard-Valdoye, Flache dâEurope aimants garde-fous, Flammarion, 2019,  344 pages, 22 â¬


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