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(Note de lecture), Annie Dana, Il y avait, par Alexis Pelletier


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Posté 03 juillet 2019 - 08:45

Les épiphanies dâAnnie Dana

6a00d8345238fe69e20240a495b244200d-100wiIl y avait qui vient de paraître chez Rougier V. éd. est un livre dâAnnie Dana qui sâoffre au départ comme une sorte de plongée autobiographique. Le poème se construit comme un récit en vers libres faisant part dâune expérience personnelle. La quatrième de couverture permet à qui ne le saurait pas de savoir quâAnnie Dana est née à Alger : et cette ville est présente avec des mots comme « casbah » ou « ville blanche » (p.8). Dans la même perspective, quand on lit : « Lâété / Dans le pays natal / Aux rives brûlantes / Il y avait la grâce de sâélancer / À lâassaut de la mer » (p.7), on constate que la chaleur se résout dans la mer. Câest bien un trait de la littérature structurée autour dâAlger. (On peut songer par exemple au bain de Meursault, dans la première partie de Lâétranger.)
Annie Dana surprend par sa capacité à noter les sensations. Celles-ci permettent à son expérience personnelle de devenir rapidement une histoire commune pour les lectrices et lecteurs. Câest aussi bien « Le corps quasi nu couleur de brugnon mur » (p.7), que le « rire oublié des fontaines » (p.8). Et lâenfance de devenir « lichen sur la mémoire » (p.9). On peut donc à partir du « vécu » dâAnnie Dana plaquer toutes ses références. Les mots « fontaines » et « lichen », que je viens de nommer, greffent immanquablement dans ma lecture les poèmes de Sacré ou dâEmaz.

Dans le récit, lâenfant devenue adolescente sâinvente « un futur singulier » (p.10). Et lâexpression convie à quelque chose qui se loge entre la sympathie et lâidentification : « Car à la fin de ces années-là / On avait la jeunesse enragée / Qui soudain sâétait réveillée / Exaltant la fraternité / Aux cris de la révolution » (p.12). Câest Mai 68 qui passe, non sans humour ; notamment quand Annie Dana rappelle la parole de Fidel Castro « Trabajo si samba no » (p.13) et la réponse de la foule reprenant la parole du Líder Maximo « en dansant ».
En fait, câest lâouverture au monde qui est scandée par les reprises régulières de la formule du titre. « Il y avait la vie en friche » (p.14), « Il y avait lâindifférence des nantis » (p.16), « Il y avait les chemins étoilés /vers nulle part » (p.21), « Il y avait les rencontres » (p.25), etc. Et, simultanément, la figure de lâauteure â qui nâutilise pas le « je » - se précise par la fiction de la troisième personne du singulier : « Il y avait les questions / Quâelle devait se poser sous peine de mort / En se figurant devenir les réponses » (p.20) Ainsi, ce récit de vie se lit comme un parcours qui retient les moments clés de lâexistence, ceux qui se rencontrent dans le dernier mot du texte, le mot grec έÏιÏανεια : épiphanie quâil faut lire comme manifestation de la puissance de la vie, et qui est aussi le sous-titre du livre placé dans la page-titre.
Toutefois, cet ensemble de moments qui surgissent par lâécrit nâest ni naïf ni aveugle à ce que Cocteau appela la difficulté dâêtre. Au contraire, Annie Dana, tout au long du livre, cherche à « Renouer les fils / Rassembler les parties éparses » et ce geste sonne comme « un travail de titan » (p.41) Parfois, câest même « la désolation du réel »  (p.45) qui semble lâemporter. Alors, dâune manière presque tragique, « Le refus de lâoubli sâincruste / Dans lâescarcelle des gestes / Quand / Sous les silences / Gisent les phrases déchues / De la parole dévoyée » (p.41). Mais cette gravité de la vie trouve finalement « La densité inégalable du réel / À aimer sans preuve » (p.45). Et cette densité de sâimposer, paradoxalement presque, par la légèreté de lâécriture.
Celle-ci dâailleurs, insensiblement, conduit les lectrices et lecteurs à lâévidence du présent. « Il y avait » devient « Il y eut » (à partir de la page 26), puis « il y a » (à partir de la page 37). Même si ce découpage nâest pas systématique. Le présent gagné par « il y a » nâinterdit donc pas de replonger vers le passé. Mais câest bien le présent qui lâemporte, finalement, voire le futur.
Un chemin de vie est donc donné à lire dans une écriture qui impose son rythme en se déployant avec le souci du partage. La strophe suivante en est peut-être un très bon exemple : « Se pavanaient les bavardages / Les habitudes frivoles / Le décor dâune époque / Dont elle ne pouvait sâextraire / Abusée par les ravages de lâenthousiasme / Captivée par lâinvite dâun trait dâhumour / La dérision dâun persiflage / Dont elle nâosait se figurer / Sâil prêtait à rire ou à pleurer » (p.17). Les mots sont simples, ils permettent lâémergence des souvenirs quâune préface de Marc Kober désigne comme des « péripéties existentielles » (p.5). Et les lectrices et lecteurs de toucher à quelque chose quâils ont en commun avec ce quâils lisent.

Il ne sâagit donc pas pour Annie Dana de raconter sa vie mais dâen faire un poème entièrement tourné vers les autres vies qui sont là et qui viendront. Câest dâailleurs pour cela que lâépigraphe « Après / Nos traces abolies / Dans lâoubli de nos vies / Sous la glaise des mots // (Il y auraâ¦) // Dâautres vies » est reprise entièrement à la fin de lâouvrage. Ainsi, peut-être, le livre entier est à lire comme un seul poème qui dit sans cesse le recommencement du monde. Ou qui, plus exactement, permet à la femme qui sâest affirmée dans toutes les pages du livre de différer sans cesse « Lâaube du dernier jour » afin de « guetter / À lâhorizon / Avant de fermer les yeux / Le retour du ciel noir de la nuit constellée » (p.51). Le trajet est bien celui qui mène du passé au présent puis au futur : il y avait, il y a, il y aura.
Tout ce poème, en outre, se déploie grâce à une mise en page somptueusement réalisée par lâéditeur, peintre et graveur Vincent Rougier. La couverture se compose de la reproduction dâun tableau, nommé évidemment Épiphanie et les pages du livre proposent des variations et froissages autour de lâestampe qui clôt lâouvrage. Le soin porté à lâensemble donne donc un écrin très finement travaillé aux vers dâAnnie Dana.

Alexis Pelletier

Annie Dana, Il y avait, Préface de Marc Kober, collection « Poésie & Peinture », Rougier V. éd., 2019, 56 p., 18â¬


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