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(Note de lecture), Michèle Finck, Poésie  Shéhé  Résistance, par François Lallier


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Posté 07 août 2019 - 09:04



POESIE / R
ÉSISTANCE


            Nom : Shéhé.      Pays : Syrie.       Métier :
            Être humain.        Comme nous tous.       Shéhé
            Syrienne       réfugiée de guerre en France      suis         
            Ton scribe.    Suis      la salive       de lâHistoire.
            Écris        ce quâHistoire éclatée       me dicte.
            Ce que         Shéhé       me souffle. 


6a00d8345238fe69e20240a47327ee200c-100wiDès les premiers mots sont posées la raison et la modalité des 14 « Fragments pour voix », que publie Michèle Finck aux éditions LBR (Le Ballet Royal), et qui forment sous le titre Poésie  Shéhé  Résistance, le livret dâune Åuvre musicale, un « opératorio », de Gualtiero Dazzi. Câest moins le lien avec la musique et le statut de « libretto » quâil faut questionner dâabord pour rendre compte de ce poème, que quelques traits où lâétat le plus récent de lâécriture de Michèle Finck se met en accord immédiat avec un thème quâon aurait pu croire éloigné dâelle â hors une compassion qui nâa pas de lien nécessaire avec la poésie.
Remarquable par exemple est lâespace laissé entre les mots du vers. Il nâest pas césure rythmique mais interruption (car la césure ordinaire insiste sur le flux quâelle règle par tel ou tel rebond, relatif au continu, quâici lâinterruption brise). Or câest moins pour une respiration ou pour la mise en valeur du blanc, dont le silence vaut pour un horizon dâinconnu ou une réserve de résonances heureuses, que pour le pas à pas dâune épreuve. La langue hésite, qui trébuche sur le risque de trahir une souffrance même en la partageant, et oppose son discret balbutiement à la continuité fallacieuse de la phrase ou même du vers.
Un autre trait apparaît dès la « fiche dâidentité » citée plus haut, qui énonce en style administratif le « sujet » du poème. Identité : quâon prenne le mot dans ses deux sens, puisquâil concerne aussi bien la jeune femme dont le prénom, Shéhé, apparaît au premier vers, que lâauteure elle-même. Et câest la nature, mais aussi la vérité de leur lien qui est lâenjeu de tout le poème. Enjeu politique noué à lâenjeu poétique : Michèle Finck sera le « scribe » de Shéhé, elle prête son écriture à lâhistoire de celle-ci. Mais elle ne le peut quâen sâidentifiant à elle et en la reconnaissant comme vraiment sa semblable. Tout le livret-poème, histoire vraie dâune jeune réfugiée syrienne, se double de cette identification et de la tension quâelle comporte entre écart et ressemblance, rapportant une histoire qui est aussi malheureusement lâHistoire, éternel futur antérieur si vite oublieux du présent, que la poésie sans cesse doit rappeler.

*
           
Enfance heureuse à Alep. Famille aisée. En 2012, la guerre â celle, si particulière, faite aux civils par lâarmée de leur pays, et dont la vraie dimension nous est apparue en 2013 par les attaques chimiques. Sous la pression de lâheure, son père veut quâelle arrête ses études. Elle refuse. Veut quâelle porte le voile. Elle lâarrache. Elle lutte, on la bat. Quand tombe le premier obus devant la maison, la famille fuit en Turquie. Le père veut la marier. Elle sâenfuit pour retourner en Syrie, passer une licence de littérature française à lâuniversité dâAlep : « (â¦) contre :    le père.     Contre :    la guerre ». Trop de bombes pourtant. Elle sâenfuit au Liban, dâoù elle veut partir en France.
Câest là quâelle arrive dans le cours de Michèle Finck, à lâUniversité de Strasbourg. Le poème dit la rencontre, et retrouve la formulation de lâidentité : « métiers :   Êtres humains ». Reste à comprendre ce que cela veut dire, « être humain ». Le désir de la jeune réfugiée est dâécrire un diplôme sur les femmes françaises écrivains, spécialement leurs autobiographies. À Duras, Sarraute, Annie Ernaux, elle ajoute la franco-syrienne Hala Kodmani. Mais la tâche est presque impossible, pour qui sait bien parler le français, moins bien lâécrire ; qui est seule, travaille la nuit, et dont enjeux et espoirs sont des moteurs trop violents : «  (â¦) faire / Des études   et mettre au monde   un enfant / Heureux    dans un pays    sans guerre ». Et aussi « Rester    en France    car câest / Le meilleur pays     pour les femmes. (â¦) [ P]our ne pas être / Battue    par les hommes.(â¦) ». Lâitalique, câest celui des paroles de Shéhé. Le balbutiement, câest celui de sa porte-parole : et là encore une identité est approchée.
Enjeux trop violents, trop lourds. La jeune réfugiée sâeffondre. Elle succombe aux angoisses de mort, avivées, accrues par les attentats de novembre 2015. Phobies, anorexie, prostration, malgré les soins dâun psychiatre spécialiste des traumatismes de guerre, et amnésie, avec oubli dâabord de la langue française, de son sujet, de presque tout. Elle décide de repartir en Turquie, où ses parents la fiancent à un de leurs amis syriens, lui-même réfugié. Elle revient à Strasbourg, sans résultat que retrouver, seule et sans argent, la situation dâamnésie et de phobie. Elle rejoint le fiancé à Nice. Il boit, la bat, lui dénie, étant femme, le droit de faire des études. « Hommes   savent / Faire que ça :    Battre    les   femmes ». Et le 14 juillet 2016 elle assiste à lâattentat au camion. Le soir même, encore une fois battue par le fiancé ivre, elle choisit la rue, survivra en faisant les poubelles, est ramassée un soir par le Samu social. La ville de Nice lui trouve une chambre, et peu à peu elle reprend pied, cherche du travail, reprend ses études. Toute la fin du poème est occupée par le travail commun de lâauteure et de Shéhé pour construire ensemble le diplôme, témoignant dâune compréhension nouvelle des femmes écrivaines étudiées dès lors quâelles le sont par une syrienne, quâest introduite à leurs côtés une autre syrienne, Hala Kodmani. Et malgré son étrangeté (« Un mémoire   sans rien / De commun        avec ceux / Des étudiants   qui nâont pas   bu / Le noir   de lâHistoire »), il est assez bien reçu.

*

Mais ce nâest pas la fin heureuse qui fait entrer cette histoire dans la poésie. Le lien essentiel, câest la résistance, comme lâindique le titre, dans un sens quâon ne peut limiter, en aurait-on la tentation, à lâécho dâun moment ambigu de la poésie du XXème siècle en France. Une première apparition, au moment de lâattentat de Nice, représente ce mode si difficile à définir quâon nomme poésie, et prépare à ce quâa de spécifique cette résistance. Au plus sombre de ce qui prend forme dâun destin collectif, particulièrement périlleux pour la réfugiée syrienne témoin du massacre commis en France par un activiste de Daesh, Michèle Finck, assumant le récit de Shéhé, voit se poser sur son épaule un oiseau ou un ange, et se demande sâil nâest pas LâAnge de lâHistoire, en référence à Walter Benjamin et à Paul Klee. Mais au lieu que cet ange soit la figure mi-inquiétante mi-souriante, dont le regard tourné vers la droite nâest pas sans malice, de lâAngelus Novus de Klee, ses traits, empruntés à la description plus sombre de Benjamin, sont accentués par des larmes noires, qui coulent sur le front de la jeune femme. Un ange pleurant les larmes noires de lâoppression et de la violence, telle est lâHistoire, figure transcendante à la personne quâelle domine et quâelle marque.
Cette figure prépare aussi à comprendre que la résistance se fait dans la personne et peut-être la transcende. Elle est alors un double salvateur de lâAnge de lâHistoire (avec une « Hache »), porteur de la décision apparemment folle, mais en esprit profondément sage, de ne pas se soumettre à la violence et à la peur. Un risque est pris, celui de croire au possible, un choix est fait dans lâimpasse même, qui ouvre, sans aucune certitude préalable, les voies de la vie, avec sa dimension dâinconnu répondant à ce quâa de profondément improbable la décision de salut.
Et câest aussi ce qui détermine le travail par lequel Michèle Finck comprend lâhistoire de cette étudiante jetée en Europe par lâHistoire, comme révélatrice du sens de la poésie, et pour une part de sa poésie.

                                                                       Écrirai
                        Poésie.    Mais    faudra     écrire presque
                        Sans image.    Pas beauté.      Presque sans
                        Image.    Juste     le rythme.     Le nu
                        Du rythme.     Lâos     du rythme.
                        Le blanc    entre    les mots    le silence.

Vers la fin du poème on voit lâauteure et son étudiante, dans un café de Strasbourg, subir lâaigreur dâune vieille femme qui trouve que les croissants ne sont pas pour les réfugiés, et quâils nâont droit quâaux miettes. Cet incident pénible détermine les dernières pages, où cristallise lâultime idée de la poésie comme résistance, non seulement parce quâil apparaît comme origine de la décision dâécrire (« Je pense :     Shéhé     tu as été / Mon étudiante.    Et je serai / Ton scribe.    Articulerai     ton épopée / De réfugiée    syrienne     en France »), mais aussi parce quâil montre à quoi la poésie doit résister, aussi, en Europe.
« Cette vieille femme   qui veut   donner / Aux réfugiés     les restes.     Câest lâEurope. / Aveugle sourde muette.     Câest lâEurope / Qui manque    à son devoir     dâhospitalité. ». Elle ne voit pas la vraie figure de lâAnge de lâHistoire, parce quâelle ne sait rien du possible et de lâinstant de lâesprit, rien de la résistance et de la poésie, ni rien surtout de ce quâils sont universels.

François Lallier

Michèle Finck, Poésie  Shéhé  Résistance, Le Ballet Royal, 2019, 42 p., 13â¬.
Le livre sur le site de lâéditeur


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