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(Carte blanche) à Eric Eliès : Poésie et mathématiques – Réflexions sur des lectures de Cédric Villani


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Posté 10 août 2019 - 10:01

 

Poésie et mathématiques â Réflexions sur des lectures de Cédric Villani

6a00d8345238fe69e20240a4745754200c-100wiPeut-être le lieu commun opposant la fraîche spontanéité de la création poétique et la rigueur, froide et méthodique, de la recherche scientifique nâest-il quâune conséquence perverse de nos académismes scolaires qui séparent et cloisonnent, dans des filières séparées par le no manâs land des sciences humaines, les études littéraires et les études mathématiques ? Cette dichotomie, de plus en plus contestée voire même dénoncée comme une impasse intellectuelle par Michel Serres (« Le passage du nord-ouest », métaphore maritime pour illustrer la nécessité dâexplorer les voies de communication entre ces domaines réputés disjoints) ou Ilya Prigogine (« La nouvelle alliance »), apparaît comme le reflet dâune conception surannée du savoir mais peut-on, sans toutefois aller jusquâà les confondre, discerner, dans lâintuition mathématique, la même essence que lâinspiration poétique ?

Câest clairement la position de Cédric Villani, mathématicien émérite et ardent vulgarisateur dâune discipline souvent mal-aimée parce quâincomprise, qui tente dans un petit essai intitulé « Les mathématiques sont la poésie des sciences » reprenant le texte dâune conférence donnée en Belgique, de dépasser les images dâEpinal et de défaire les préjugés usuels à lâencontre des mathématiques, souvent hérités des traumatismes de lâécole. Ce faisant, il sâinscrit dans la lignée de nombreux poètes qui, depuis la fin du 19ème siècle, ont affirmé lâimportance fondamentale des mathématiques et leur influence décisive sur lâécriture poétique, où le langage se présente comme un moyen dâexploration du réel mettant à jour les correspondances et les relations dâanalogie entre les phénomènes sensibles. En Edgar Allan Poe, dont on ne soulignera jamais assez le rôle décisif dans lâhistoire de la poésie française, cohabitent le poète et lâauteur dâEurêka, dont les inspirations puisent à la même source. Câest le même émerveillement face à la nuit et à tout ce qui se cache dans les limbes qui se dévoile dans ses poèmes, ses contes et ses essais⦠Mais le cri le plus explicite est sans aucun doute celui de Lautréamont dans « Les chants de Maldoror » : O mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées, depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans mon cÅur ! (â¦) Arithmétique ! Algèbre ! Géométrie ! Trinité grandiose ! Triangle lumineux ! Celui qui ne vous a pas connues est un insensé (â¦) la terre ne lui montre que des illusions. Ce cri sâest répercuté dans les Åuvres de poètes aux sensibilités très différentes, de Paul Valéry aux oulipiens. Chez Yves Bonnefoy, également, dont le poème « Dévotion » commence par : Aux orties et aux pierres / Aux « mathématiques sévères ». Aux trains mal éclairés de chaque soir. Yves Bonnefoy avait fait une année de maths sup avant de quitter Paris pour Tours dans le désordre des années de guerre, un peu dans le même contexte trouble que Rimbaud connut au temps de la Commune et quand, encore étudiant, jâavais osé lui écrire (après avoir lu « les lettres à un jeune poète » inscrites au programme des classes prépa dans les années 90), ce fut, je pense, lâinfluence des mathématiques perceptible dans mon questionnement poétique qui me valut le plaisir dâune réponse de sa part.
Néanmoins, la démarche de Cédric Villani se démarque nettement dâune simple célébration des correspondances entre poésie et mathématiques. Lâapproche est même assez originale car, en fait, il y a eu bien plus de poètes à témoigner de leur intérêt pour les mathématiques (à ceux cités précédemment, il me faut ajouter Paul Valéry et Jean-Max Tixier qui consacra une thèse universitaire aux rapports entre science et mathématiques), allant parfois jusquâà ériger les catégories et concepts mathématiques en objets poétiques (comme dans les « Euclidiennes » de Guillevic, où les figures géométriques, évoquées en vers lapidaires, deviennent les symboles dâune inquiétude existentielle), que de mathématiciens à oser sâexprimer sur la poésie. Lâexploration des convergences entre poésie et mathématiques en partant des concepts mathématiques demeure un chemin peu frayé où Villani a, il me semble, peu de prédécesseurs. On peut citer Jacques Roubaud (figure majeure de lâoulipo, dont lâÅuvre poétique est indissociable â parfois au risque de la lisibilité â de sa pratique des mathématiques) et, surtout, André Ampère, qui élabora la mathématisation des phénomènes électriques, et Ion Barbu, mathématicien roumain qui étudia la théorie des nombres à lâuniversité de Göttingen puis enseigna la géométrie à lâuniversité de Bucarest, mais qui est aujourdâhui plus connu dans son pays pour ses poèmes (partiellement traduits en français à ce jour) que pour ses travaux en géométrie analytique. Pour Ampère, qui vécut au début du 19ème et écrivit de nombreux poèmes romantiques dont les brouillons sont souvent annotés de formules mathématiques, la poésie vise à rapprocher le monde physique et la spiritualité humaine, dans un double processus dâobservation active des phénomènes naturels (où lâimagination joue un rôle moteur) et dâacceptation des épreuves douloureuses de la vie (notamment le décès de son épouse, Julie, dédicataire de nombreux poèmes), qui contribue à lâélévation morale. Pour Ion Barbu, écriture poétique et recherche mathématique sont deux facettes dâune même recherche des formes possibles de lâEtre : Il y a quelque part, dans le haut domaine de la géométrie, un endroit où elle rencontre la poésie. Néanmoins, le plus célèbre hommage rendu par un scientifique à lâinspiration poétique est sans doute celui dâAlbert Einstein qui, avec des mots faisant un lointain écho aussi bien à Ampère quâà Baudelaire et Rimbaud, vanta la force de lâimagination comme la plus importante des facultés scientifiques parce quâelle est celle qui permet de saisir le réel au-delà des apparences. Einstein insista souvent sur lâimportance des expériences de pensées et des visions en rêve, en soulignant quâaucun raisonnement logique ne permettait de déduire la théorie de la Relativité générale de lâexpérience quotidienne.

6a00d8345238fe69e20240a49d891d200d-100wiLe livre « Les mathématiques sont la poésie des sciences » est précédé dâune très longue préface dâElisa Brune, qui présente des arguments « pour » et « contre » lâassertion qui donne son titre à lâessai, avec un avantage certain pour la position « pour », bien plus étoffée et argumentée. Elle a le mérite de mettre en évidence les parentés (historiques et méthodologiques) entre les arts et les sciences mais, même si cette préface est intéressante dans son effort louable de balayer les idées reçues et de surmonter lâaversion du grand public pour les mathématiques, elle omet malheureusement dâévoquer des points essentiels sur lâessence des mathématiques et de la poésie. Dâailleurs, le titre lui-même suscite une méfiance immédiate car la vraie poésie est à elle-même sa propre finalité. La poésie peut-elle être « poésie de » ? Lâarticle « des » qui unit poésie et sciences renvoie à une forme dâéloquence, à une virtuosité dans le recours au langage pour produire des formulations élégantes à lâopposé ce que sâefforce dâêtre la poésie en tant quâexpression dâun rapport au monde au plus près de la présence et de lâimmédiateté de parole.  

Dans son essai, Cédric Villani se focalise sur lâinspiration, qui est le moteur de la création aussi bien dans les arts que dans les sciences. Mais les mathématiques sont-elles une science, comme lâaffirme Cédric Villani qui énonce, dans deux paragraphes distincts, la double ontologie des mathématiques, à la fois science et langage des sciences ? Peut-être par souci de ne pas complexifier son propos dans une conférence destinée au grand public, il sâabstient dâapprofondir toutes les conséquences et contradictions inhérentes à cette double nature, voire à cette triple nature car les mathématiques sont également un métalangage. Prenant lâexemple dâHenri Poincaré (lâun des plus grands génies du XXème siècle), Villani montre que lâintuition mathématique est très proche de lâinspiration artistique. Elle se nourrit du raisonnement mais nâen est pas lâaboutissement ; comme chez les artistes, il y a toujours un éclair dâillumination qui jaillit à lâimproviste au cÅur du quotidien le plus trivial et éclaire dâun coup ce qui trainait, depuis des mois ou des années, dans les limbes de la pensée et peinait à prendre corps⦠Néanmoins, la fulgurance de lâinspiration ne suffit pas à justifier un rapprochement entre poésie et mathématiques. Villani fait alors le constat que les mathématiques sont un langage, régi par des contraintes formelles qui libèrent et décuplent ses potentialités au lieu de les entraver. Pour cette raison, Villani souligne la parenté de lâécriture mathématique avec la prosodie classique et les règles de la poésie oulipienne, qui fut souvent pratiquée par des poètes ayant un goût prononcé pour les mathématiques : Raymond Queneau, Jacques Roubaud, Boris Vian, etc. Villani cite dâailleurs une phrase de Boris Vian se moquant de « lâimbécilité » (je cite) des gens se vantant de ne rien comprendre aux mathématiques ! Néanmoins, la poésie oulipienne nâest pas toute la poésie et la sensibilité poétique de Cédric Villani me semble fortement biaisée par une approche qui confond la poésie avec un formalisme dâusage du langage. Le respect des règles prosodiques nâest pas une condition, ni nécessaire ni suffisante, de la poésie, ce qui nâest pas le cas des mathématiques où le respect des règles formelles sâimpose pour franchir les étapes dâune démonstration. La poésie est intrinsèquement équivoque parce que le sens final du poème est donné par le lecteur, qui est libre dâinterpréter le poème dans tous ses sens possibles, tandis que les formulations mathématiques sont des énoncés qui ne permettent aucune interprétation : elles sont vraies ou fausses. A tel point que Cédric Villani, dans son livre « Théorème vivant » décrivant les travaux qui lui ont valu la médaille Fields, évoque lâexistence de langages de programmation permettant la validation dâun théorème ! Cela dit, il est vrai que le théorème dâincomplétude de Gödel permet la possibilité de propositions ni vraies ni fausses dans une théorie donnée (comme, par exemple, la célèbre conjecture de Cantor sur la puissance du continu) et que Raymond Queneau a construit, avec son livre « 100 mille milliards de poèmes », une machine produisant mécaniquement des sonnets parfaitsâ¦

Cédric Villani souligne avec insistance le haut niveau dâabstraction des mathématiques, qui permet de créer des concepts et des univers autonomes idéalisant le réel trivial (par exemple la modélisation par les lois de la gravitation dâorbites planétaires « parfaites »), ce que Villani assimile à la faculté de la poésie de transformer le réel (en rapprochant par lâimage métaphorique des réalités différentes jusquâà les confondre) voire même dâinventer des mondes merveilleux où la fantaisie du poète fait loi⦠Or cette faculté nâest pas lâessence de la poésie ; câest même lâun des plus terribles pièges du langage car il peut éloigner le poète de lâexigence de vérité de parole. Lâinstant vécu et notre condition dâêtre mortel constituent la source de la parole poétique, qui fonctionne autant par célébration, comme une sorte dâépiphanie de la présence réelle, que par négation, dans lâaveu de son impuissance à dépasser les limites de lâaire du langage... Le recours au « je » est consubstantiel à la poésie, qui nâest rien si elle nâest pas lâexpression dâun rapport au monde intime et personnel dont les mathématiques ne semblent pas pouvoir être le support. Mais il me faut ici nuancer car, à la lecture de « Théorème vivant » (récit de Cédric Villani sur la genèse du théorème qui lui valut la médaille Fields), les mathématiques semblent bien être lâexpression dâun authentique rapport au monde, mais dâun monde invisible. En fait, pour de nombreux mathématiciens, le monde des mathématiques nâest pas une production de lâintelligence humaine mais une autre dimension du monde réel, une sorte de dimension cachée inaccessible à lâexpérience des sens et qui présente un caractère dâautonomie par rapport à lâintelligence humaine. Dans « Les démons de Gödel », Cassou-Noguès fait le portrait dâun mathématicien de génie mais convaincu de lâaltérité fondamentale des mathématiques, univers parallèle peuplé dâanges et de démons avec lesquels le mathématicien entre en contact, pour le meilleur et pour le pire, au risque de la folie ! De même, ce que sous-entend « Théorème vivant », dans lâénoncé même de son titre, câest que les théorèmes ne sont pas des créations mais des créatures, qui peuplent cette autre réalité dont les mathématiciens sont les arpenteurs. Dans « Théorème vivant », Cédric Villani, spécialiste de lâéquation de Boltzmann qui constitue lâacte de naissance de la physique statistique, nâélabore pas son théorème sur lâamortissement Landau (issu dâune conjecture prévoyant lâévolution spontanée dâun plasma vers un état dâéquilibre contraire au principe fondamental de la thermodynamique sur lâaccroissement de lâentropie), il fait lâhypothèse de son existence puis il le traque ! Et son théorème se débat, se dérobe, refuse de se laisser capturer : tout le travail de Villani et de son équipe (comme les autres mathématiciens quâil présente tout au long de lâouvrage) est de tisser des liens conceptuels qui vont peu à peu se resserrer sur le théorème jusquâà surmonter sa résistance et â finalement â le vaincre⦠Ce faisant, il pose, sans dâailleurs vraiment y répondre, des questions essentielles sur lâessence et le développement des mathématiques.

Si les mathématiques sont une dimension cachée de la réalité, ce que semble attester lâextraordinaire cohérence entre les implications des lois mathématiques et les résultats de la recherche expérimentale dans tous les domaines de la physique (modèle standard, physique quantique, relativité), le mathématicien apparaît comme un être à cheval sur plusieurs pans de notre réalité, tout comme le poète qui, par sa proximité charnelle avec le monde élémentaire, joue un rôle de médiateur entre notre monde trivial quotidien et le « vrai lieu », comme un devin qui sait lire les signes ou un passeur qui invite à franchir le seuil invisible où sâenracine la beauté du monde, à la fois évidente comme une présence ressentie et ténue comme un songe.
Que suis-je venu faire en ce monde ?
- Donner des yeux à la nuit profonde
Et rendre les étoiles visibles

Cette définition de la vocation poétique, que jâemprunte à Claude-Henri Rocquet dans « Le village transparent », sâapplique aussi au mathématicien et au physicien. En ce sens, poésie et mathématiques ni ne sâopposent ni se superposent : elles se complètent pour, par le recours à un langage véhiculant ses concepts spécifiques, entrer en contact avec la réalité cachée derrière les apparences sensibles.

Eric Eliès

* Cédric Villani, Les mathématiques sont la poésie des sciences, Lâarbre de Diane, 2015, 67 p., 12â¬
* Cédric Villani, Théorème vivant, Grasset, 2012, 288 p., 18,99⬠(existe aussi en Livre de poche).


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