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(Note de lecture), Martin Rueff, La Jonction, par Jean-Nicolas Clamanges


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Posté 09 septembre 2019 - 10:12

 

6a00d8345238fe69e20240a4aa9674200d-100wiComme explicit dâun article savant intitulé : « De la rectitude des noms, note sur le pétrarquisme français », lâauteur, changeant soudain de registre discursif, écrivait : « [...] pour ton nom Diane, en ton nom, rivale délivrée dâavril avant de disparaître en appelant mes chiens par leur nom propre pour quâils ne me dévorent pas, je te jure quâau point où nos visages disparaîtront, jâécrirai un poème, un poème midons, un poème, mia senhor. » On lisait cet envoi courtois en lâannée 2010, au n°231-232 de la revue Po&sie, sous la signature de Martin Rueff.

La jonction en accomplit la promesse. Ce livre tout entier est en effet un poème de lâamor de lonh, dédié au nom de celle qui ne sera nommée que par énigme, et par là appelée, de toute la puissance de la poésie, à revenir de la séparation. Au cÅur du livre, coule un poème fluvial intitulé: La Jonction/Essere due fiumi ; deux eaux y coulent parallèlement, lâune en caractères italiques, lâautre en romains, où se mêlent aussi la langue française et lâitalienne sous lâinvocation de la géographie fluviale des poètes aimés que des fleuves ont hantés; ces eaux sont celles du Rhône et de lâArve, venues des glaciers de Suisse et de France pour se mêler, à Genève, au lieu-dit « La Pointe de la jonction » où deux fleuves se rejoignent afin que le poème retienne ce qui naguère ne put lâêtre:

Tu vois, jâécris La jonction pour quâon
ne se sépare plus.

Tratteneri volessi anche, non posso
« Tu tâétais mis le ciel à dos ».

Ce livre, très composé en toutes ses parties, forme un triptyque mouvant dont le poème quâon vient dâévoquer serait pour ainsi dire lâ âéchangeurâ; en amont, « Lâamer fait peau neuve », en aval « Lâenrouement dâActéon ». La première suite déroule quatre poèmes, soit une ample « Prière au caban bleu de Marie », suivie de 17 « Hématopoïétiques » plus brèves, sur lesquelles enchaînent 10 « Complaintes de Mare eorum », auxquelles succèdent 25 strophes intitulées « Hémo ». Lâimage dominante de cet ensemble est celle de lâhématome ; lâénergie ou la dynamique qui lâaniment sont celles du sang humain. Lâhymne à la Vierge surimprime le bleu azuré aux douze étoiles du drapeau européen avec la femme de lâApocalypse de Jean, semblablement couronnée, pour exprimer lâincapacité criminelle dâune « Europe sans vertu » à secourir les milliers de « zodiaques noyés » dans la Mare nostrum des Romains, ici rebaptisée Mare eorum, où affleure le sang des naufragés comme « de grands hématomes de mer » en cet « hymne ecchymosé ». « Venez voir le sang dans les rues » écrivait Neruda, qui avait sauvé 2500 résistants espagnols en affrétant un navire : « Aussi loin quâils regardent/les vagues sont des loups » reprend Rueff, alors que nos ports refusent accès à ce genre de navire. Câest aussi quâil affronte lui-même une autre sorte de dévoration : celle de lâamour doux-amer, exprimée dans la série des « Hémo » (pour « hémophile »), où se dit un exil intime sans havre ni repos : « ils saignent dedans/ils saignent toujours/ils tentent de filer par dedans [...] ».

Lâissue est trouvée dans la troisième partie du livre : « Lâenrouement dâActéon », qui sâouvre sur un traitement héroïco-burlesque de la conversion du patron des chasseurs, saint Hubert, harnaché pour lâoccasion au dernier cri de la panoplie âsurvivalâ, mais que lâapparition de la Croix dans son viseur reconduit en terre pétrarquiste où qui sâenfuit « par le bois de Diction » se trouve « le cerf qui enfonce la flèche/dâautant plus quâil la fuit ». Les sections suivantes revisitent le mythe de Diane et Actéon en mode résolument subjectif, nous invitant à réfléchir à ce que purent sentir et penser les principaux acteurs du drame, Echo et Diane comprises â une question que sâétait posée Pierre Klossowski à propos de la dernière, et à laquelle Rueff répond de la sorte : « je la replace dans lâespace du poème qui profane le mythe ». Quant au héros du drame, « câest un semblant de brame qui lui vient [...] quand il veut lui dire/je tâaime je tâai toujours aimée » â un enrouement malicieux qui nous prépare à la section ultime :

[...]
(bientôt il aura un chien
dans la gorge â le sien
le chien de sa chienne)

Intitulée « Noms courants », cette ample suite développe ce quâOvide ne songeait pas à faire : soit une narration épique de la dévoration dâActéon par les chiens de sa meute (Rueff livre une quarantaine de noms, tous puissamment évoqués, non sans humour au demeurant, en un pastiche éblouissant de style homérique mêlé de chanson de geste: un chef dâÅuvre ! Lâenjeu ? Les noms de ces dévorateurs seraient les contre-noms de la domna chantée â dont celui quâils voilent se trouve peut-être crypté dans le mot âélégieâ, qui sait ?

Cette note est déjà trop longue ; juste un mot encore, pour signaler que ce livre de vers et de proses qui revisite et mélange sans vergogne genres, tons, rythmes, voix, langues, savoirs et non-savoir, sans jamais perdre le cours profond de lâinspiration courtoise, retrouve également parfois lâart romantique de susciter le(s) génie(s) dâun lieu. Ce quâillustre particulièrement la prenante balade nervalienne en prose concluant la seconde partie, qui nous conduit, par le « Pont de Sous-Terre » et le sentier genevois du même nom, à travers lâhistoire ancienne, moderne et post-moderne de la « Pointe de la Jonction », là où le poème « appelle Eurydice pour une Nekuia-Party » afin que sâaccomplisse sa raison dâêtre.

Jean-Nicolas Clamanges

Martin Rueff, La jonction, éd. Nous, 2019, 224 p, 16â¬.

Extraits

La Jonction série A (p. 76)
                        ~
... celui qui, quel quâil soit, elle
qui et que vaut nâimporte qui
sâavance, ille ego, si lâon veut
balbutie, blablate, bégaie,
bredouille, balbuziante aux balustres
des rives dont la langue fourche
se laisse prendre à celle du temps
bifide au goût double
en la jonction et ciel et verte
sans blabla mais lyrique
à la fois cherche et côtoie
lâhymne fini qui y mène
ni Moselle dâAusonne ni Rhin
dâHölderlin
ou Loire de Beck et dâEmaz
qui lâaimait tant
ni lâEscaut par Venaille chevauché
mais Arve et Rhône
Aller-Retour (noté ici A & R)
(où ils se croisent lâun monte et lâautre descend)
itus et reditus
en flux et reflux:
Jonction / essere due fiumi

                        ~

Complainte de Mare eorum (p. 45-46)

1.
Lâamer
notre mer
si une mer peut aujourdâhui
être dite à quelquâun
la voici ouverte
béante
jamais il nây eut
de mer semblablement ouverte.

2.
Aussi loin quâils regardent
les vagues sont des loups
aux corps barbouillés de guède
meute innombrable qui monte et qui descend
aux gueules grandes ouvertes
hurlant avec le vent
et parfois, à la crête des vagues
quand les bêtes viennent laper le sel
sur la coque, et quâelles montrent leurs crocs
on voit briller leur bave
sur les creux monstrueux.

3.
pleurez doux alcyons pleurez
ils crient ils tombent ils sont au sein des flots
et nulle Thétis nâa le soin de les cacher
nulle troupe nâa le cÅur de les pleurer
et la mer argentée leur sert de couverture
et le ciel étoilé est en eux
et la mort au-dessus dâeux
au-dessus de leurs corps emportés seuls
dont lâamer fait peau neuve


KziqQ_YdNFU

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