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(Note de lecture), Typhaine Garnier, Massacres, par Mathieu Jung


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Posté 11 septembre 2019 - 09:09

 

Typhaine Garnier : un tour de farce

6a00d8345238fe69e20240a4d01ad6200b-100wiOn trouvera ici 30 poèmes, pris chez les plus grands poètes de la langue française. Des classiques. Comprendre : des auteurs quâon donne à lire en classe aux élèves, dont on estime que lâÅuvre sera en mesure de les édifier.
Il faut croire que lâouvrage a une vocation didactique, comme il nous est expliqué dans les indications pratiques sur lesquelles ouvre ce livre de Typhaine Garnier : « Ce volume offre un choix de textes organisés selon lâordre chronologique, mais selon les thèmes majeurs et intemporels de lâinspiration poétique. » Ces thèmes sont les suivants : 1) lâamour de lâart ; 2) les délices de la vie ; 3) la fraîcheur rustique ; 4) lâardeur de la passion ; 5) le transitoire ; 6) les revers du sort.
Ronsard, Nerval, Hugo, Baudelaire, Heredia, Rimbaud, Mallarmé. Et quelques autres. La plus haute poésie dans ce manuel dâun genre nouveau. La plus haute poésie soumise au plus joyeux massacre. On ne saccage bien, à vrai dire, que ce qui est vraiment grand.
Massacres â 30 actes de fieffée potacherie complètement assumée, de réécriture magistrale, très ludique et, disons-le, roborative. Cela sâinscrit dans une certaine tradition parodique. Voyez comme ça se passe, chez Rabelais ! oyez chez Joyce ! ces deux grands farceurs ou forceurs de littérature. Demandez à Verheggen ! à Queneau !
« À une passante » de Baudelaire devient « Anus en pente ». Ça nous fait rigoler, bien sûr. « LâOde à Cassandre », du bon Ronsard, devient, « Coda à sâpendre », laquelle pièce achève la série grandiose des Massacres. On sâen aperçoit, rien quâaux titres que je viens dâévoquer : il sâagit de scandaleuses approximations, de pathétiques pataquès, dâà-peu-près phonétiques, de contrepèterie et dâholorimie gouailleuse. La farce cachée du poème désigne ainsi un autre état de la langue.
Il sâagit presque de traductions. De transpositions en tout cas. Ces Massacres nous rappellent quâil est des mots sous les mots du poème. La parodie court sous le texte. Usage mineur du poème.
Sans doute avait-on, au reste, ces poèmes trop bien dans lâoreille, depuis quâils sont devenus des classiques patentés, des parangons consacrés.
La trop parfaite perfection de lâalexandrin de Mallarmé, par exemple, sa réputée (et avérée) difficulté méritaient bien, non dâêtre dépassées â puisquâon nous répète, en classe, que câest indépassable â mais contournées, débordées. Ou plutôt : sabordées. Et câest un sabordage créateur, un naufrage hautement maîtrisé. De fait, Typhaine Garnier propose ici un superbe piratage poétique.
Typhaine Garnier part à lâabordage de Rimbaud. Elle livre une version jubilatoire de « Ma bohème », traversée par le père Ubu. Cela donne : « Ubu aime », toujours selon le principe de lâà-peu-près phonétique. Ce bricolage intertextuel, de rire en échos savants, se révèle être un processus de libération poétique.
Le travail de réécriture de Rimbaud connaissait déjà de nombreux précédents, qui ont été recueillis par Jean-Jacques Lefrère dans La Chasse Spirituelle (Léo Scheer, 2012). On y découvre notamment un « Dormeur du "Nam" », par John Rambo, extrait dâun recueil préfacé par le Colonel Trautmann. Câest que Rimbaud lui-même encourage à la farce. Tant il est vrai que la dimension parodique nâest pas absente de ses poèmes (que lâon pense par exemple à sa période zutiste). Mais au fond, nâest-ce pas le grand classique mille fois honoré qui, justement parce que câest un grand classique mille fois honoré, exige dâêtre ainsi dézingué, revisité de con-t-en fomble ?
Le corps glorieux du poème contient en puissance anagrammatique toutes ses contradictions, toutes ses parodies, son massacre, son explosion. Et sans doute exige-t-il dâêtre massacré autant que consacré. « Au jet dâeau froide vigueur retrouvée : lacérons ! »
Ici, la dilacération est géniale et salubre. Généreuse. Au point que les réécritures de Typhaine Garnier tiendraient presque toutes seules. Mais le jeu véritable de la farce (la force polyphonique de la farce) implique que lâon garde lâoriginal bien présent à lâesprit. Ainsi, les grands textes canoniques dûment canonnés par Typhaine Garnier sont maintenus en face de leur réécriture. Mis en regard. Le texte archi-classique observe son bâtard drolatique. Il y a incontestablement un « travail du poème » (cf. Ivar ChâVavar) de lâun à lâautre, de lâautre à travers lâun. Et là, ce nâest pas de la blague. Pas seulement.
Massacres est peut-être aussi, et avant tout, un vibrant hommage aux classiques de notre poésie. Quâon en juge à partir de la transposition très osée que Typhaine Garnier opère à partir de Nerval :

EL DESDICHADO
Je suis le Ténébreux, â le Veuf, â lâInconsolé,
Le Prince dâAquitaine à la tour abolie :
Ma seule Etoile est morte, â et mon luth constellé
Porte le
soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui mâas consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer dâItalie,
La
fleur qui plaisait tant à mon cÅur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose sâallie.

Suis-je Amour ou Phébus ?⦠Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;
Jâai rêvé dans la Grotte où nage la sirèneâ¦

Et jâai deux fois vainqueur traversé lâAchéron :
Modulant tour à tour sur la lyre dâOrphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.
Gérard de Nerval

LE DÉDUIT DU SADO
Jâessuie la très nerveuse meuf au con salé,
La pince (le Captain a lâamour en phobie),
Sa sale étole est moche, et son tutu zélé
Me sort par les naseaux, dâoù la belle embolie !

Dans lâennui du béton, toi, maquereau sali,
Rends-moi lâpot illico et la merde étalée !
Ta sÅur qui faisait dâdans a mon corps démoli,
Et ma trogne de cancre en cirrhose a fané.

Je suis moi et fourbu, lâenseigne BYRRH PICON
Mâoffre le songe en or du bison dans lâarène
̶  Vu le genrâ de gargote, un âne joue la scène.

Au jet dâeau froide vigueur retrouvée : lacérons !
Modelant tous ses trous (délirants cris dâorfraie),
Laisse croupir les seins et décris ce méfait !

(Typhaine Garnier à partir de Nerval)

Alors oui, Gérard, ici, prend cher. Ou chair. Et dans sa postface très serrée, Christian Prigent cerne bien les enjeux de Massacres : « Lâintérêt de lâopération nâest ni dans la virtuosité de la facture rhétorique, ni dans la réussite du poème travesti. Il réside dans le maintien simultané de la double version : massacré et massacrant sâobservent en chiens de faïence, à la fois adversaires et complices, liés par lâévidence de leurs parentés sonores mais déliés par la différence violente des scènes et des tonalités. »
Le plus savoureux, peut-être, ce sont, en fin dâouvrage, les « Notes et pistes dâétude » que Typhaine Garnier adjoint à ses Massacres, rédigées à la manière de Lagarde et Michard. La parodie participe ici dâune heuristique joueuse. Ce sont des pistes de lecture, des explicitations quelquefois. Dans le but, là encore, dâemmener le poème ailleurs. On pense aussi bien aux exercices du regretté professeur FrÅppel immortalisé par Jean Tardieu, sans doute aussi jubilatoires et rêveurs.

Mathieu Jung

Typhaine Garnier, Massacres, postface de Christian Prigent, Lurlure, 2019, 110 p., 15â¬.
Un extrait sur le site de lâéditeur



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