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(Note de lecture), Alice Massénat, Le Squelette exhaustif, par Jean-Nicolas Clamanges


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Posté 20 septembre 2019 - 08:45

 

6a00d8345238fe69e20240a4d41567200b-100wiQui donc, aujourdâhui, trouve la beauté amère, la blesse et lâinjurie ? Eh bien, par exemple Alice Massénat, selon « une rythmique carnassière » (54), pour « hurler cette vindicte qui se meut en (s)es phalanges » (24), « ne crachant plus rien dâautre quâun feu iconoclaste » (17). Et quelle époque lâincite à forcer, dans sa mixture de langue, la dose de noir pur (pour paraphraser ce quâécrivait Breton de Jean-Pierre Duprey dans lâAnthologie de lâhumour noir), sinon la nôtre ?
Ce nouveau livre inclut trois sections : la première, lui donne son titre, la deuxième est intitulée « Atropisme du désir » : toutes deux sont datées de 2016 ; la troisième : « Le Picador aux yeux dâétain », lâest de 2018.

À la différence de ce qui prévalait dans Le Catafalque aux miroirs (Apogée, 2005), les poèmes nâont pas de titres (mais restent souvent dédicacés) et la disposition sâest simplifiée : uniformité du caractère, alignement systématique à gauche. Les textes se développent en strophes inégales entées dâune majuscule, sans ponctuation. Le vers demeure ce que J. Roubaud nommait le « vers libre standard »1, soumettant globalement les frontières rythmiques aux frontières syntaxiques. Une affiliation marquée âclassiquementâ par un décrochage typographique quand la page ne peut contenir le vers entier. Ce qui permet â mais assez rarement â des effets de rejet :

Quâadviendra-t-il de cette existence où pôle et hargne sâentre
                                                                                   choquent (83)

ou dâenjambement :

Sur nos crans bleus dâune nuit mon cÅur sâesclaffe aux prismes
                                                                                        la voix
haranguée par quelque sournois la clé dâhystérie qui sâempale
Je
[...] (79)

Pour autant, lâoreille reconnaît parfois des mètres classiques comme lâoctosyllabe : « [...]
je me vois suant lâatrophie/au parcours dâïambes dégriffés [...] », ou lâalexandrin : « Le joug dâune arquebuse se pare dâoutre-tombe » (67) : un vers quâaurait pu signer lâauteur de la Romance sans issue, mon cher Christian Bachelin, et qui témoigne dâun affichage post-symboliste quâa déjà remarqué Laurent Albarracin2.
Mais les poèmes dâAlice Massénat sâabreuvent à lâévidence aux flux verbo-auditifs issus des Champs magnétique, la rage étant chez elle garant dâauthenticité malgré tout, non sans impliquer tels opérateurs délibérés de subversion de la langue dominante et de ses clichés, comme par exemple ces collisionneurs dâatomes lexicaux que sont les tours prépositionnels, avec une préférence presque litanique pour « en » et « au(x) » :

Bientôt ne seront de mise quâeffrois et vigies
au bouleversement du Si
Bientôt la diatribe usurpée de ces visages aux traits cadenassés
que de leurs propres griffes jailliront
en tuméfactions dâescarres

Et tandis quâun beau parleur sâinoculera
en mes veines dâindolence
[...]
tu me perturberas et mâexaucera percluse
la ville en endolorie de blues (80)

Sa marque dans ce champ, câest quâil en résulte pour le lecteur un étourdissant maelstrom : désir et mort, angoisse et désespoir, haine dâautrui et de soi â surtout de soi ; drogue et folie quâon enferme ; crime et suicide (obsessionnels) ; corps violenté, violé, supplicié, défait ecchymosé, jouissant, malade, épuisé ; membres disjoints, organes rongés, percés; peau blessée, scarifiée, dépecée ; mais aussi rue, murs, béton, bitume, pavés ; mais encore lâespace, la mer, le vent avec « ponant » ou « suroît » comme aérant lâangoisse. Et puis parmi les systématiques ruptures de niveaux de style et de langue, des affleurements savants répétés « en piqûres de syllepse » (97), en auto-lacération « à lâoxymore » (58), en « joute dithyrambique » (86), selon telle « scansion bringuebalée » qui fait assez penser aux façons, elles aussi très singulières, de Claude Favre, sa brillante contemporaine en ces parages risqués.

Pour qui lit ce livre dâune seule haleine, lâimpression dominante est celle dâune imprécation enragée, quâon rattacherait volontiers, toutes choses égales dâailleurs, à lâénergie dâun Juvénal où â facit indignatio versum â la fureur tient lieu dâinspiration. Mais ici pour une voix qui hurlerait depuis les urnes de sa mort litaniquement incantée :

La Pythie sâemballe
toujours plus intraitable
sanguinolente
en lobotomies à tout rompre

Mon corps tonitrue et ne peut que vous interpeller
contre leurs cantiques dâaffabulateurs

Je voudrais mourir quel quâen soit le syntagme
[...] (53)

Il reste que cette thanatographie dâune prophétesse du malheur assumée qui se revendique en « sorcière [...]/ vitupérant de massacres » (32) ou en « gorgone dâeffarouche » (30), nâexclut pas, en quelques page de la IIIe partie, un très bel Éros torrentueux quâon ne saurait réduire à lâinfluence de Joyce Mansour, et dont lâextrait plus bas procuré donnera une idée.

Jean-Nicolas Clamanges

Alice Massénat, Le Squelette exhaustif, préface de Jacques Josse, Les Hauts-Fonds, 2019, 104 p.,17â¬

1 J. Roubaud, La vieillesse dâAlexandre, Essai sur quelques états récents du vers français, Maspero, 1978, p. 121 sv.
2 « Les deux registres de langue qui mêlent ici leurs eaux, l'un du côté du corps torturé à la façon d'Artaud, l'autre du côté d'un certain clinquant symboliste comme sorti de contes cruels à la Villiers de l'Isle-Adam, donnent à ces poèmes l'éclat d'un joyau de chair extirpé des plus sombres gouffres. Le ton parfois décadent et fin-de-siècle se marie au regard le plus cru et le plus anatomique et cela procure aux mots « torves / d'un salpêtre qui s'effare » des grâces et des disgrâces d'un autre âge et comme criées à l'encan, comme crachées à la face du réel en une sorte d'amère et superbe provocation. L'alliance du macabre le plus nu et d'un baroque presque rococo fait que cette poésie est la plus inactuelle qui soit et pour cette raison la plus rafraîchissante, quand bien même elle semble surgir et s'accomplir dans les pires tourments. »  L. Albarracin, Compte-rendu de La Vouivre acéphale (Les Hauts-Fonds, 2013). (consulté le 15 sept. 2019.


Extrait
Des sourires qui prennent lâaccord à califourchon dâun heurt
le pommeau du désir à la veille de resurgir
où tandis que nos élans sâentraperçoivent et sâemballent
le retour des sublimes du temps

Il vient
et je mâillustre en des trop-pleins dâune autre planète
À croiser son corps et humer cette superbe lâart dâêtre
je lui murmure mes olfactives et nos trépans

Plus un seul bruit
sinon une respiration dâesquisse

Il vient
Et de mes mots sortent des gens qui nâécoutent plus rien
sinon la brume à pleine verve
Je mâimmonde de suif
exaspérant la pleine pluie

À tout le moins le vivre
être dans lâapothéose de peau contre peau
Je vous aime emplie de ruades qui sâébranlent

Aller chanter les larmes de nos esquifs
reconnus au cours des cascades
et vos bras qui mâétreignent en folie de suroît
Il vient
et plus de secret
sinon quelques tracs (p. 73)

[...]

Bientôt je rirai de bonheur et dâeffroi
femme en incandescence
fille du temps
je regarderai la beauté dâun bonsoir en lèvres de rosée

Je veux
parmi les phalanstères qui sâépoumonent lâautre
intrinsèque le baume du sourire
Je veux rire et vivre
Le primordial pour la chasse de nos calanques que ma langue embrase

À bras-le-corps jouir dâune extase qui sâémeut
où nos masques sâéchelonnent

Et tes bras qui mâenserrent
et cet amour qui luit
au détour dâun pal plus beau que jamais

Je tâoffre mon sang et mes blessures
pleins poumons sur la valse urticante
du miroir aux yeux de chouette

Je veux
au parterre du fleuve de ma mémoire
enjamber cet acide de nos corps
et biscornue je tâouvrirai la mer
dans nos propres mots (p. 75-76)


dXsfDe7f-rM

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