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(Les Disputaisons) La critique en poésie, Jean-Nicolas Clamanges


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Posté 03 octobre 2019 - 08:41

 

Sommes-nous à la hauteur de ce que veut une Åuvre ?
Jean-Nicolas Clamanges

Mon oncle mâa alors reproché de traiter la littérature comme une course en sac, ajoutant quâil fallait se montrer humble devant toute Åuvre valable.
Jim Harrison1

6a00d8345238fe69e20240a48bcd7c200c-100wiVisitant une exposition consacrée à Matisse, voici quelques années, jâétais tombé en arrêt devant une toile dâun cubisme singulier dont lâélégance des rapports de couleur me fascinait. Il sâagissait du portrait de la fille de lâartiste en blouse rayée intitulé Tête blanche et rose. Selon la notice, la radiographie de ce tableau peint en 1914 révélait un état antérieur dâallure plutôt naturaliste. Comment Matisse avait-il pu changer si radicalement de style ? Lâexplication en fut livrée depuis par sa fille. Sâinterrompant soudain et se tournant vers elle, il lui demanda : « Cette toile veut mâemmener ailleurs : te sens-tu à la hauteur ?2 » Ce qui mâimpressionne ici, câest quâun tel artiste sache que son intention ne décide pas seule : il a appris lâécoute de la toile en son exigence dâinconnu, qui sâadresse dâailleurs autant à son modèle quâà lui. Ce que veut la toile peut donc se défendre contre lâintention initiale de lâartiste jusquâà lâeffacer â expérience dâailleurs familière à un Braque affirmant que : « le tableau est fini quand il a effacé lâidée3 » ou à un Mallarmé écrivant que « lâÅuvre pure implique la disparition élocutoire du poète qui cède lâinitiative aux mots4 », ou encore à Rousseau comparant son esprit en gésine dâécriture au long chaos des machines de lâopéra5. Mutatis, mutandis, je soutiendrai que la leçon de ces artistes doit a fortiori valoir pour ceux qui font métier dâinterpréter leurs Åuvres.

Mais à cet égard se présente un risque majeur, ainsi formulé par le poète Adonis :

« La poésie de nos jours, s'expose à un danger qui ne vient pas d'elle mais de la parole qui s'y réfère. Elle est offusquée par cette parole. Le lecteur ne lit plus le poème, il lit le poète, ses références, ses inclinations. Il lit ce qu'on lui déclare du poète et de la poésie. Le poète est devenu pour le critique un moyen d'affirmer ses options, d'exposer ses théories, non de donner accès au poème en tant que tel. Il s'agit là d'une critique qui déchiffre la poésie par le truchement du monde. La véritable critique est tout le contraire, elle dévoile le monde à travers la poésie. Elle accède aux énergies de la langue elle-même sans autre instrument que la seule poésie. » (Six notes du côté du vent. Note 4).

Câest ainsi quâaujourdâhui, par une sorte de présentisme caractéristique de notre époque selon François Hartog, tel critique prétend ironiquement « améliorer » pour aujourdâhui des Åuvres du passé quâil juge « ratées »6, tandis que tel autre souhaite très sérieusement les « actualiser » afin de nous les rendre utiles7. Cette présomption est caractéristique dâun esprit contemporain tendant à effacer toute distinction entre lâart et ce qui nâest pas lui, et à en prendre à son aise sans vergogne, au risque de le tuer, avec ce qui fut, dès son advenue pariétale â et comme par définition â, la seule ressource authentiquement efficace découverte par les êtres humains pour transcender les temps. Ce que rappelait Bernard Noël, dans un libelle à lâeau forte intitulé À bas lâutile :

« Vouloir que les Åuvres considérées par la tradition comme « Åuvres de lâesprit » circulent comme de lâinformation est une entreprise de faussaire, mais témoigne plus gravement de la volonté de détruire leur nature. [...] Lâimmatériel est lâenvers du spirituel comme lâinformation est lâenvers de lâÅuvre de lâesprit : leur utilité les épuise alors que lâinutilité des Åuvres sans cesse en recharge le sens ?8 »

« Ceux qui ne peuvent plus recevoir nâont jamais cessé de donner », écrit le poète Tomas Tranströmer9. Matisse et Tranströmer sont morts, ils ne peuvent plus rien recevoir de nous ; mais ils ont laissé des Åuvres capables dâémouvoir toute vie humaine qui vient à leur rencontre. Ces Åuvres sont inépuisables car tout, du moindre détail jusquâaux rapports les plus manifestes, y forme un jeu dâinteractions infinies rivalisant en complexité avec la structure de la matière, et créant, au sein de la langue commune, un code spécifique appelé à en devenir lâavenir et la mémoire (je suis ici lâenseignement de Iouri Lotman10). Ce que W. Benjamin écrivait, dans Le Narrateur, du récit bâti pour durer, ressemblant « à ces grains de semence enfermés pendant des milliers dâannées, à lâabri de lâair dans les caveaux des pyramides, qui ont conservé jusquâà ce jour leur pouvoir germinatif11 »,  vaut a fortiori pour le poème : qui a appris à en savoir par cÅur sait bien quelle énergie ils procurent au fil des aléas de lâexistence, et quel besoin nous point de réapprendre ceux qui sâoblitèrent, en nous appuyant sur les multiples points de repères quâils nous offrent pour les reconstruire mentalement, tellement tout sây articule par nécessité dâart. Une nécessité spécifiquement propre aux Åuvres, une fois quâelle se sont détachées de leurs auteurs, pour entrer dans une temporalité de transmission qui leur est propre et dont nous ne savons, à vrai dire, pas grand-chose, sinon peut-être en lâinterrogeant avec lâhumour dâun De Quincey:

« Que penses-tu, belle lectrice, dâun problème comme celui-ci : écrire un livre qui aurait un sens pour notre propre génération, qui nâen aurait plus pour la suivante, qui retrouverait son sens pour la troisième et qui le reperdrait pour la quatrième, et ainsi de suite...11 »

Parmi toutes sortes de facteurs, ce processus inclut certainement aussi le travail de la critique, à condition que nous essayions dây jouer un rôle de passeurs et surtout pas celui dâarrogants manipulateurs. Sans oublier jamais que cette transmission sâopère de toute façon spontanément dans la création artistique et littéraire, par assimilation et invention dâartiste à artiste. Elle sây fait avec des fortunes diverses, mais elle sây fera tant quâil y aura des créateurs pour rechercher « cet excellent vrai toujours manqué » dont parle Marivaux à propos du sublime13.

Mais si Roberto Juarroz a raison de penser que « lâunique manière de recevoir une création est de la créer à nouveau14 », que reste-t-il donc en partage à qui nâest ni poète, ni romancier, ni dramaturge, mais dont la vocation et le métier attestent, au moins pour lui/elle-même, lâamour de cette création ? Eh bien il nous reste à faire notre métier tel que lâentendait Peter Szondi, câest-à-dire écrire avec les Åuvres :
« Si je renonce à lâhistoire du genre littéraire, câest pour des raisons générales aussi bien que spécifiques, propres au drame poétique. Telle quâelle a été pratiquée et quâelle est enseignée, il y a trente ans encore, cette histoire ne peut plus sâécrire aujourdâhui. Non pas parce que â comme on le dit souvent â la critique littéraire sâest engouée des méthodes du New Criticism et de la Stilkritik qui font abstraction de lâhistoire, mais plutôt parce que lâinterprétation dâune Åuvre littéraire, câest-à-dire lâacte qui consiste à se transporter en elle, suppose une certaine conception de la poésie, une idée de ce quâest la littérature. Or cette idée de la littérature ne permet pas dâécrire, comme on lâa fait jusquâà présent, sur les Åuvres â elle exige que lâon écrive avec elles, en reproduisant par lâintelligence et par la compréhension le processus de leur création.15 »
Ici je me trouve en accord avec la conclusion de Siegfried Plümper-Hüttenbrink, en émettant néanmoins une réserve sur la notion de « mime », qui me paraît minimiser le travail dâélucidation, et donc de transmission du « faire » de lâÅuvre étudiée. Une élucidation pénétrant, dans lâidéal, aussi loin que possible dans la composition de lâÅuvre en toutes ses parties, analyse dont la synthèse, toujours provisoire, participe, pourvu quâelle se laisse lire, de la transmission dont nous parlons. On préfère ainsi la poétique â la façon dâopérer dans la langue â à lâherméneutique, afin que les interprétations qui pourront finalement en résulter sâappuient, avec toute la précision désirable, sur la littérarité des textes aux multiples niveaux compositionnels où elle sâexprime. Câest dans ce dialogue exigeant, et lui seul, que peut sâeffectuer la transaction entre ce que nous cherchons sur le mode analytique et ce qui, dans telle création, spontanément nous séduit « universellement et sans concept », pour le dire avec Kant16. Telle est en tout cas la voie que je mâefforce de suivre sans prétendre mieux que dâessayer17.
Quant à ce qui ne nous séduit guère dâemblée, voire nous repousse, essayons dâabord de comprendre ce qui nous arrive-là, nous cherchant peut-être là même où ça résiste, ne ménageons pas nos efforts pour que cela sâouvre à nous (cela peut parfois prendre toute une vie), et si nous nây parvenons pas, espérons que dâautres y parviendront ; enfin, si nous vient la tentation de faire écrit de cette rencontre ratée, abandonnons en le fruit douteux à la critique rongeuse des souris.

Jean-Nicolas Clamanges

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1 J. Harrison, The Beast God Forgot to Invent (1999), trad. Brice Matthieussent, in Jim Harrison, En route vers lâouest, 10/18-C. Bourgois, 2001, p. 216-217.
2 Jack Flam, Matisse, The Man and his Art, 1869-1918, Londres, Thames and Hudson, Ltd, 1986, pp. 402-403.
3Cahiers de George Braque, Maeght éditeur, 1994, p. 88. Cf. Bram van Velde: «Je pars sur la toile, et progressivement, câest elle qui impose sa solution. Mais une solution difficile à trouver.» In Charles Juliet, Rencontres avec Bram van Velde, P.O.L, 2016, p. 49.
4 S. Mallarmé, Crise de vers, OC., Gallimard, Pléiade, 1961, p. 366.
5 «Mes idées s'arrangent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté. Elles y circulent sourdement; [...] et au milieu de toute cette émotion je ne vois rien nettement; je ne saurais écrire un seul mot, il faut que j'attende. Insensiblement [...] chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement et après une longue et confuse agitation.», Les Confessions, OC. Pléiade I, 1959, p.114-115.
6 Pierre. Bayard, Comment améliorer les Åuvres ratées? éd de Minuit, 2000.
7 Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser, éd. Amsterdam, 2007.
8 Bernard Noël, À bas lâutile, Publie.net, 2010, p.8.
9 Tomas Tranströmer, «Palimpseste», in Baltiques (1954-2004), Poésie/Gallimard, 2011, p. 263.
10 Iouri Lotman, La structure du texte artistique, Gallimard, 1975, pp. 299-309.
11 Th. de Quincey, Les confessions dâun mangeur dâopium anglais, trad. Pierre Leyris, Gallimard, 1990, p. 211.
12 W. Benjamin, Le Narrateur, in Écrits français, Gallimard, «folio Essais», 1991, p. 274.
13 Marivaux, Pensées sur différents sujets, in Journaux et Åuvres diverses, Classiques Garnier, 1988, p. 57.
14 R. Juarroz, Poésie et Réalité, trad. J. Cl. Masson, Lettres vives, 1995, p. 14.
15 P. Szondi, Poésies et poétiques de la modernité, ch. V (trad. Mayotte Bollack), P. U. Lille, 1981, p. 73.
16 «Est beau ce qui plaît universellement sans concept.» E. Kant, Critique de la faculté de juger (1790), I, §9, trad. A. Renaut, GF, 1995, p. 398.
17 Comme câest à lâouvrage quâon connaît lâartisan, je me permets de renvoyer, outre deux notes récentes dans «Poezibao», à mes chroniques consacrées à des poètes contemporains publiées sur le site « Libr-critique » voici quelques années, ainsi quâà une étude sur « Neige » de Philippe Beck, publiée sous un autre nom dans la revue NU(e), n°60, mars 2016, p. 157-172.


M5EsLSehOAU

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