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(Hommage) à Loránd Gáspár, par Alexis Pelletier


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Posté 16 octobre 2019 - 03:06

 

Poezibao sâen est largement fait lâécho dès le 11 octobre,  tant dans le compte twitter du site, @Poezibao, que dans son espace dâinformation, le scoop.it : le poète Loránd Gáspár est mort ce 9 octobre 2019.
Alexis Pelletier lui rend ici hommage.


Un signe, pour Loránd Gáspár

6a00d8345238fe69e20240a4dfdcd8200b-100wiDans le volume Égée Judée publié dans la collection Poésie/Gallimard, il y a un poème qui mâest tout de suite revenu en mémoire, apprenant la mort de Loránd Gáspár.

« Un chant sâétire indéfiniment dans le soir, chemine, dans le dos, sa clarté fait froid.
Il va droit dans le noir du sang.
Non, surtout ne pas allumer, laisser les mains trouver le grain, les touches blanches et noires, les sons qui les allument.
Dans toute cette rigueur, tes doigts éperdus de tâtonnements.
Maintenant que tu as touché le fer, te reste-t-il une larme ? »
 
Ce poème1 a certainement une histoire.
Ce quâon sait, lisant Feuilles dâobservation dont il est extrait, câest quâil provient de « notes prises au fil des jours » et que parmi ces notes, quelques-unes « sont devenues des poèmes ». Il y a dans ce fait même de quelque chose qui devient poème, un élément qui me touche, parce que je crois difficile de définir la poésie, ou plus exactement de cerner ce quâelle peut être, sans cette idée de devenir⦠Quelque chose pris du réel, de nâimporte quel réel peut devenir poème. Cette dernière phrase suffit à dire la dette que je ressens à lâégard des livres de Loránd Gáspár.
À partir de là, la lecture, qui se fait en totale conscience de ses limites, se saisit du poème publié â rendu public â et qui mâappartient pendant le temps de cette lecture.
Lâexpression du « chant » est une constante de la relation que jâessaie dâavoir avec les mots. Et il est des moments, où en effet, les rythmes du chant évoluent, se modifient, se transforment presque imperceptiblement, parfois.
Loránd Gáspár à coup sûr part dâune expérience particulière, celui dâun soir qui peut-être sâest répété et qui dit le rythme lent, le rythme qui sâallonge et passe de lâandante à lâadagio, de lâallant à ce qui est à lâaise dans cet étirement profond.
Est-ce une voix entendue au loin ou celle qui accompagne ou, comme peut-être Blanchot lâaura dit « ne mâaccompagnait pas » ? Quâest-ce enfin que ce chant ?
Il semble que sa situation en arrière, « dans le dos », dise lâessence même de la poétique de Loránd Gáspár. Et je nâoublie pas, écrivant ceci, que lâun de ses derniers ouvrages, chez Gallimard avait pour titre « Dans le dos de Dieu ».
Le chant entendu très concrètement dans un lieu est donc, par le poème, devenu une présence de nulle part.
Je crois que câest celui qui se trouve aussi bien dans les mots, que dans lâespace, celui qui est en mesure dâêtre toujours entendu. Il va, il trouve un chemin, ce que Loránd Gáspár résume dans le verbe cheminer. Le chant « chemine, dans le dos, sa clarté fait froid. »
Lâétirement du son est une sorte de voyage qui accompagne sans accompagner, un chemin dans lequel on peut marcher, mais qui peut aussi rester en-deçà et qui, dâune certaine manière, est à portée de lâouïe ou du pas. Peut-être music for a while comme Dryden aura écrit pour Purcell, peut-être émotion froide, chère à Stravinsky, ce chant nâest pas une contemplation béate du monde mais une manière lucide dâêtre à lâécoute de celui-ci, dans toute sa complexité, sa dureté parfois. Câest une petite musique du soir ou une petite musique qui mène à la nuit, qui, sans naïveté, permet de faire face à ce que Loránd Gáspár nomme le « froid » ou le « noir du sang ».
Faire face, câest cela.
Câest-à-dire accepter toujours lâimprovisation du monde, lâaccepter, la faire sienne même dans ses horreurs, non pour sâinscrire avec celles-ci, mais pour agir. Et lâimage de lâimprovisation au piano, dans une obscurité volontairement maintenue â « ne pas allumer, laisser les mains trouver le grain, les touches » â vient confirmer cette veille lucide, cette manière de guetter, dâêtre aux aguets, dâêtre à lâécoute de lâautre, qui dans le poème surgit â mais cet autre est-il moi ou est-il lâautre ? : toute lâhistoire de la poésie se décline par le sens des mots qui est toujours déjà donné avant quâils ne soient entrés dans le poème.
Le « fer » qui arrive alors dans le texte de Loránd Gáspár vient des lieux où les notes furent commencées, ceux que le premier texte de Feuilles dâobservation rappelle être des espaces « où se concentre la douleur des hommes », Palestine, sans doute, et peut-être Grèce, comme sols absolus qui dans le chant donnent le la de toutes les significations du monde (et ce la bien sûr dâêtre juste au-dessus du sol).
Câest bien le « tu » qui a « touché le fer ». Ce tu qui est aussi bien lâautre que moi, ce tu qui se tait dans le chant étiré, profond, toujours en puissance. Et ce fer concentre la souffrance des êtres humains, des femmes et des hommes, depuis ces lieux dâorigine jusquâà notre intimité et presque jusquâà lâépuisement.
La question alors â rhétorique diront les commentateurs â reste ouverte, ne présuppose aucune réponse : « te reste-t-il une larme ? »
Oui, bien sûr, ai-je envie dâécrire, pour avoir lu les Åuvres de Loránd Gáspár et avoir compris â quelles que soient les raisons dâavoir peur aujourdâhui devant la fin de lâhumanité qui est toujours en instance et qui pourrait imposer sa négation à la question. Oui parce que faire face au monde est une injonction contenue dans le chant, une mélodie que le poème, toujours en devenir, parvient parfois à trouver.

Alexis Pelletier

1 Extrait de Feuilles dâobservation quâon retrouve dans Égée Judée, Poésie/Gallimard, 1993, p.180

On peut lire aussi cet entretien avec Lorand Gaspar sur le site Åuvres Ouvertes de Laurent Margantin


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