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(Note de lecture), Poèmes retrouvés, de George Oppen, par Marc Blanchet


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Posté 05 novembre 2019 - 10:35


6a00d8345238fe69e20240a4c2efc4200d-100wiDe quoi parle George Oppen ? De ce qui lâétonne. Et ce qui lâétonne est de lâordre du visible. Ce visible, sâil nâest pas lâessentiel de la poésie objectiviste à laquelle appartint le poète américain, demande à être enregistré. À la semblance dâun dictaphone, la réalité vue par le poète vient, comme dictée, sâinscrire sur la page du poème ; elle découpe dans lâespace, dâoù sa proximité également possible avec la photographie, un instant, une scène, une situation. Lâoriginalité de lâobjectivisme nâest pas le souci dâune fidélité à la réalité. Il est la capacité du poème dâinviter à voir dans lâépicentre dâun instant le poème en train de sâécrire. Il établit une pensée dans un mouvement, souvent au sein du « quotidien », par la recherche dâune formulation qui puisse offrir une intelligibilité des choses, donner mots comme on donne vie aux manifestations de la vie. Toutefois le poète objectiviste dans sa traversée du monde se méfie de sa propre individualité. Il récuse lâélan affectif, la célébration même lapidaire, et surtout lâimitation dâun ton trop ancien pour nâêtre pas idéologique. Ces formes dâappréciations, de considérations, de la réalité font le poème objectiviste, qui sâavère dâauteur en auteur une matière très variable dans ses énoncés puisquâà la scène palpable, charnelle, présente et présentée par le poème, peuvent succéder une vision, un souvenir ou une méditation ; tout élément observé, ou remémoré, sâaffranchit souvent de ladite scène pour exprimer, ou croiser, une pensée du monde. Oppen a mené cette entreprise hautement sensible avec une concentration extrême des matériaux, enregistrant avec pudeur, témoignant sans excès, méditant dans une ouverture continue. Chez lui, la conscience du politique ne repose jamais sur une appropriation confortable du sujet. Ce volume, intitulé Poèmes retrouvés, permet de découvrir une part retranchée de la poésie dite complète, grâce à un manuscrit de jeunesse réapparu, des poèmes, souvent parus en revues et écartés de Poésie complète, ainsi que des notes des dernières années rassemblées par lâépouse du défunt, Mary. Cette part mise à distance, par les circonstances ou dâéventuelles réserves sur certains poèmes, offre une lecture de ces poèmes inédits ou rares en bordure de lâexistante, quâil sâagisse des premiers poèmes comme de plus tardifs repentirs. Le poème Les Phonèmes (années 1950-70) exprime clairement une intention à lâÅuvre : « Les poèmes sont trop volontaires / Comme si je devais toujours / Me représenter intérieurement la chose, jongler / Avec ce que jâai sous la main, à quoi bon toutes ces inventions / Alors que je pense simplement aux rives, aux silhouettes / Des hommes et des animaux / Sur les rives silencieuses. » Tenir à distance du poème sa propre inclination, enclose dans lâauteur, à révéler son intériorité : voici la seule vérité nécessaire quand le poème naît dâune observation ; elle se dit dans ces vers par un glissement qui éloigne le poids du visible pour la nécessité dâenregistrer, avec cependant le fait de penser (« aux rives, aux silhouettes ») en vue dâun rapport à lâhumain comme à lâanimal et, plus magnifiquement encore, le désir dâapprocher â par et dans le poème â un espace qui à la fois éclaire et trouble (« les rives silencieuses »). Ainsi, même dans un cadre urbain, parmi la ruche humaine, la poésie objectiviste nâest pas le souci dâune énumération dâéléments concrets, mais bien une tenue, et davantage : une retenue, de lâécriture comme de « lâhomme-poète », afin dâoffrir une possibilité dâouverture maximum (comme en photographie) du poème. Dans la réalité se côtoient, se combattent, sâentremêlent, et parfois sâannulent, de multiples réalités, pareilles à des niveaux de conscience ; ils ont leur poids, tout comme ils permettent dâentrer dans des formes de suggestions, des rêves, des vapeurs. Cette pensée, poèmes de jeunesse comme ceux de la maturité, sâappuie de même, dâoù son aboutissement me semble-t-il, sur une élasticité du propos, qui nâest pas seulement la justesse du dire, la retenue du poète, mais plutôt une façon de jouer avec un point de vue, dâéloigner des jugements, de manifester un refus des analyses, des conclusions. Triomphe dès lors une humanité, quâelle soit épanouie ou hagarde, tout autant quâune question du « nous » : George Oppen, poète, tente dâêtre sans complaisance au milieu des siens, et ne perd jamais de vue le désir dâune appartenance plus vaste, dâune conscience collective. Dans un de ses poèmes de jeunesse, lâAméricain lâaffirme (le poème Sémantique, des années 1950-1970) : « Il y a un seul mot / que chacun a le devoir / De définir pour lui-même, le mot / Nous ». De même, dans le troisième des 21 fragments, datés du début des années 80 et laissés à sa mort, Oppen écrit (tout simplement là aussi) : « Nous ne savons pas vraiment de quoi / est faite la réalité ». Câest bien au-delà de lâaveu, ou du constat. Oppen écrit au sein dâun mobilité de la perception, de lâéveil des sens, avec le désir de ne jamais « fermer » le poème, de lui permettre dâêtre la possibilité dâun accord, malgré des violences sociales clairement énoncées. Dès lors, le poème agit dans lâesprit comme des portes battantes, donnant à voir, dévoilant, révélant. Ce volume écrit à travers le temps nous aide à mesurer, du jeune homme (dont le premier poème essaie de montrer la naissance de lâenfant à lâimitation de la naissance du poème) à lâhomme adulte (malade et approchant la mort) quâune verticalité de la réalité existe, prête à se faire entendre. Elle invite à un maniement des mots qui nâignore jamais la musique, et à une certaine idée de la fraternité humaine dont le poème serait à la fois lâenregistrement et lâenjeu, et qui ne se départira jamais concernant Oppen des profondeurs dâune vie amoureuse. Fragment 22 : « La poésie est le mot qui se mue en musique ». Non pas le chant, le péan, non pas un lyrisme nouveau comme un vieux vin, non pas lâintériorité à force de cris et de fureur, non pas lâaphorisme au bout du poème à se passer comme une bague au doigt, plutôt la réalité, lâétonnante réalité, au sujet de laquelle il est difficile de conclure, sauf dâen dire quâelle permet par le langage de la raconter dans ses diversités, ses errances, ses chances, et connaît même une seconde vie par le poème, sa force dâincertitude, sa redoutable évidence.

Marc Blanchet

George Oppen, Poèmes retrouvés, Traduction Yves di Manno, Coll. Série américaine, Corti, 2019, 150 p., 19 â¬


Extrait :
« Le vieil homme⦠»

Le vieil homme
Dans le miroir
Me fait
Sursauter
Mais le jeune homme
Sur la photo
Est encore plus étrange.

Poèmes retrouvés, p. 98

Sur ce livre, on peut lire aussi la note dâAuxeméry.
Voir aussi le site de lâéditeur, où lâon peut lire un autre extrait, et dâautres, encore, dans lâanthologie permanente de Poezibao.


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