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(Note de lecture), Gorgio Manganelli, La Crèche, par Marc Blanchet


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Posté 02 décembre 2019 - 10:02

 


6a00d8345238fe69e20240a4a40b90200c-100wiUne acidité préside à la venue des fêtes de Noël : celle que notre foi a ingérée puis combattue, sinon recrachée, une acidité due à un gavage à la fois consenti et nerveux, au milieu dâune profusion de cadeaux, elle-même enfouie sous les embrassades familiales. Cette angoisse ne saurait se définir comme une manifestation existentielle première, toutefois elle nous rappelle, comme lâinscrit au début de son livre La Crèche lâItalien Giorgio Manganelli, quâà un certain moment de lâannée « Noël est en chemin ». À partir de ce constat en effet amer, et dans la proximité des thèmes terrifiants, ou frappés dâidiotie, de notre société relevés dans LâAlmanach de lâorphelin samnite ou Salons, Manganelli a construit cet ouvrage, paru après sa mort, dans la conjonction de lâétude et de la divagation. La précision la plus heureuse, dans sa manière de circonscrire une défiance devant lâévénement humain, organique pourrait-on dire, de Noël, y rencontre un art de lâornementation, qui transforme la dissertation en une cathédrale aux formes véhémentes, aux résonances discourtoises, en en dissolvant le marbre, éventrant les tombeaux et dispersant les fidèles, toujours avec amabilité. Si le terme de baroque peut être convoqué, câest dans sa ressemblance avec un départ de feu sur lâautel de la clairvoyance : Manganelli approche avec circonspection Noël, ses rites mêlés dâinquiétude, ses retrouvailles familiales aux ramifications un rien incestueuses, pour se donner à voir comme un homme à lâironie manifeste, qui pourtant glisse un pied vers un abîme où le noir égale le blanc et dâoù sâélancent des réflexions qui tiennent de la maladie de tout prendre en compte, ou plus dâune cosa mentale désirant tout saisir, câest-à-dire prendre et retourner, tenir en mains et jeter, éclaircir et démembrer. Son champ de vision relève dâun art baroque parce quâil pressent dans le détail la possibilité dâun infini, ou de mille et une énormités, dont les mots, autrement dit la pensée, à coups dâimages, de comparaisons, de métaphores, dâhyperboles, auront à répondre, pour tenter de saisir encore, pénétrer davantage, faire corps avec le domaine exploité, sans chercher à conclure sur ces probabilités et perspectives. Dès lors lâécriture de Manganelli, dans une finesse où se confondent jusquâà une démocratie exceptionnelle crudité et érudition, se met en chasse, renifle pour cerner, et cerne pour mieux expulser dâune dernière goutte de vie le sujet de sa déréliction. Qui dit Noël dit Crèche ; qui dit abîme dit détail. Giorgio Manganelli choisit les vertus dâune approche microscopique, ou du moins, prend à son échelle le fétichisme connu dâune coutume. Il porte son regard au niveau des protagonistes, se rapetisse et descend dans lâarène sage de la crèche. Tout personnage, toute figure, y sont conviés, analysés, à travers le filtre dâune circonspection bonhomme, qui tient à accueillir la sincérité de chaque protagoniste, en pénétrer la fibre vitale, même en plâtre. Câest la condition de cette prose que de sâenjouer à voir le grand tout dans ses recoins, à défaire les certitudes sociétales, ici en grande partie religieuses à moins quâelles ne soient plus quâune tradition débile, pour interroger ce processus de soumission que représentent et Noël et cette crèche. Mais Manganelli est un auteur de la forme, fût-elle pleine à craquer. Atteindre une forme ce nâest pas seulement exercer un Åil critique, resserrer un champ de vision dans lâinvention séduisante, souvent hilarante, des protagonistes de Noël placés sous une loupe. Il sâagit avant tout de comprendre par la prose, autrement dit la pensée, tous les possibles dâune hypothèse, ne rien refuser aux interprétations, aux extrapolations â en somme, glisser dâun objet démembré vers lâoccasion démiurgique dâen jouir, dâen redorer éventuellement le blason en le dépliant, le travestissant, pour lâenfanter sous des formes nouvelles, libérées, pour à nouveau jouir de cet objet mental qui tourne dans la tête de lâauteur, autre protagoniste, le dernier sur scène par lâapposition dâun point final. Manganelli pour raisonner questionne : Qui est Marie ? Lâenfant Jésus ? Joseph ? Que veulent lââne et le bÅuf ? Et cette crèche, nâest-elle pas matière à de plus vastes métamorphoses ? « Cet endroit grouille dâanges en quantités innaturelles, et ils ne sont pas venus pour chanter gloire, faire la noce, souffler dans les trompettes ; ce sont des gorilles sacrés, mais aussi des vigiles, des bêtes de main vouées à enclore la crèche dans un espace où rien ne doit arriver hormis ce qui doit arriver. » En confrontant ces figures tutélaires à dâinavouées impasses, en les faisant apparaître afin de nous faire douter de leur raison dâêtre, Manganelli nâest pas seulement le destructeur cynique dâune coutume, il se met à lâÅuvre pour montrer lâenvers dâun phénomène comme une manière dâutiliser dâautres outils, de procéder à une élévation inédite, inouïe, avec le désir de donner à sa prose un souffle où viennent éclater des couleurs de plumes, des ors, des reflets, de multiples diffractions, et dans le même mouvement néologismes, latinismes, un chatoiement de tournures qui épuise le langage comme le langage épuise les conforts dâune tradition, langage « consacré » pour la seule valeur de lâimagination, et non le charme de la fiction romanesque. Entamant à lâissue de sa mise à sac « le temps du déshonneur », Manganelli éconduit tout dispositif littéraire pour que sâouvre la gueule béante de son inventivité, avec le règne apocalyptique de ses propres personnages, sujets à tant de métamorphoses quâils finissent par sâéloigner de toute corporéité définitive et jouissent de lâêtre comme du non-être : « Il est peut-être opportun de préciser que dans cette phase, et à ce moment-là sur lâinfini plateau terrestre, on vit également se présenter les fantômes ; en embrassant par ce mot non pas les âmes visibles des défunts, mais de pures potentialités, formées pour ainsi dire par de passionnelles intentions de la vie. » Lier le mot à davantage que son « statut » commun comme un lieu receleur de figures autres, de potentialités, câest offrir à la langue la possibilité dâun jeu maintenu par le discours, évidé de tout lyrisme quoiquâouvert à une transgression reine, langue que rien ne contraint et qui pourtant porte toujours à lâavant dâelle de nouvelles inventions, tout en les incorporant, puisquâelle est devenue cette prose sujette à tous les renversements. À cette crèche renversée succède donc un monde animal, merveilleux, qui fait de la Littérature une Fable, lâespace dâun mensonge nécessaire et vital. Au sommet du livre, à son fait, une figure ultime peut apparaître, la fabula foemina, qui à nouveau embrasse toutes les descriptions, tous les adjectifs, pour déployer sa totalité, qui est la considération lucide dâincessants contrastes, mots comme choses. Lâinscription dâune conscience critique est toujours la preuve dâune lucidité chez Manganelli ; il ne sâagit pas de divaguer pour ne rien dire, mais plutôt supposer avec concision, orfèvrerie â ce qui nâenlève rien aux sucs ni aux crachats. Le début dâun des derniers chapitres (XXXIV) devient un constat de ce dans quoi sâest engagée cette littérature et ce dans quoi dâautre il serait bon quâelle ne sâengageasse point. Ce qui nâempêche pas à lâauteur de se dire : « Oh, joie de perdre la raison, félicité de discourir à tort et à travers, délices des litanies où lâon traite avec une scrupuleuse symétrie du naître et du mourir, où lâon parle de sâengloutir, dâémerger, de prendre son envol, comme le firent ces très anciens reptiles dépourvus de téléphone qui sortirent des abysses pour se transporter dans les airs jusquâau premier objet de résidence pour colicotes ! » En portant à ses extrémités la Littérature, Giorgio Manganelli nous la fait retrouver dans sa quintessence : objet insaisissable, soucieux de dire et de penser, mais à lâécart du bien penser et du bien dire, tout en tenant compte, et inversement.

Marc Blanchet


Giorgio Manganelli, La Crèche, traduit de lâitalien par Jean-Baptiste Para, Trente-trois morceaux, 162 p., 18 â¬

La Crèche, chapitre X (début), p. 27
« Lâinfélicité de Noël est une infélicité élusive, visqueuse, ophidienne, et en même temps calamiteuse ; toutes les imperfections, les délicates et exquises imperfections des rapports humains souffrent sous le poids dâune dénégation suprême ; le désamour étouffé fleurit monstrueusement, sous notre peau sâépanouit une végétation splendidement désespérée. On tente de surseoir à la nature périssable des choses, les parents emmènent les enfants chez le carabin qui a pour mission, plus mécanique que médicale, de contrôler le rodage, changer lâhuile, nettoyer les vis platinées. On tente de suspendre la mort et de différer les agonies ; les meurtres et les explosions sont notés dans les marges du scénario. Il nâest pas de plus grande affliction que de ne pouvoir être affligé. Les fous tournent en rond dans de grandes pièces blanches, parlent à haute voix, mentent, calomnient, menacent, nâexistent pas. Aujourdâhui, demain, après-demain, qui donc exige que le monde soit la sphère parfaite dont rêvaient les platoniciens ? Le moment de la fête est le moment suprême du mensonge ; lâhorreur est intolérable. »


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