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(Feuilleton) Enquêtes, par Siegfried Plümper-Hüttenbrink, #5, Spectographie


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Posté 02 décembre 2019 - 11:55


ENQUÊTE (5)

SPECTROGRAPHIE

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Le monde nâa pas dâenvers, sauf derrière nos yeux : ce retournement sâappelle la vision.
Mais chacun lui préfère la vue, qui remet les choses à lâendroit.
Bernard Noël

Vision.  
À lâère du numérique on a vite fait dâoublier que la photographie fut à son origine un acte funéraire pour se concilier les ombres et reflets de toutes choses. Aux yeux de certains elle sâavérait même un acte impie, attentant au sacro-saint Mystère de lâIncarnation, alors que dâautres prisaient en elle de vagues relents spirites. Et il est vrai quâune photographie peut nous revenir parfois de fort loin et au point dâopérer une sorte de saignée mnésique en nous. Tout se passant alors comme si la charge talismanique qui lâaimante lui restituait la double force dâinvocation et de conjuration que durent sceller les sels argentiques dâantan. Ces cristaux luminescents, et dont la dissolution dut entrouvrir la vue sur une vision spectrographique, teintée de magie noire.

Memento mori.
Eugène Atget avait coutume dâinscrire en marge de tous ses clichés photographiques la mention : - "Va disparaître". Avait-il en vue quelque éclipse astrale ? Ou voulait-il nous dire par ce décret fatidique quâil ne nous livrait que des fantômes dâimages quâil dut entre-apercevoir à la Pointe du jour et dont il fut le témoin oculaire ? Ses vues dâun Paris désert, abandonné des Dieux et des Hommes, le laisse à penser. Elles attestent de la nature foncièrement endeuillante, voire funéraire quâeurent les premières prises photographiques. Le vif en sort voilé, incinéré en mémoire. Comme si la photographie rimait à lâorigine avec lâex-voto de quelque memento mori. Et si son action sâavère mortifiante, nâest-ce pas de tout miser sur une seconde vie quâelle livre à titre posthume ? En une fraction de seconde, elle nâest pas sans accéder à une sorte de Zwischenzeitraum, un bref espace de temps, et qui sâentrouvre sur un simple déclic, entre vie et mort. 

"Ça aura été..."
On voit des berges à la dérive, des façades inhabitées, des rues sans âme qui vive. Tout un décor désaffecté, quâon dirait dâoutre-monde, et qui présente par endroits un relief éminemment spectral. À le scruter de près, tout semble en lui étrangement muséifié par une patine dâantan comme diluée en fond dâair. Tout y menace ruines, suite à lâon ne sait quel naufrage, et que lâÅil dâE. Atget tenta de visionner photographiquement.
Il tenait ses prises de vues pour des documents de sauvegarde dâun monde en passe de disparaître, comme le notifie la fatidique mention quâil inscrivait sur ses clichés. Un monde plus quâhypothétique, qui "aura été" vu, et dont on ne sait au juste si nous en sommes à titre posthume les défunts ou les survivants. Sâil est une fiction, il nâest toutefois en rien imaginaire comme lâendeuillant "Ça a été" barthésien et qui ne sera jamais plus. Car ce monde, qui aura été entre-aperçu au futur antérieur, reste à inventer ex nihilo. Il ne porte en rien lâombre restrictive dâun regret. Il ne fait lâobjet dâaucune remémoration. Aucun souvenir ne le grève. Aucun voile ne lâendeuille dâun passé. Il tiendrait plutôt dâun souhait inavoué dâenfant, quelque vÅu à faire ou hypothèse à soulever à lâaide dâun "Ça aura été"...
Un monde aura été ainsi vu et vécu, sans doute en quelque vie antérieure ou parallèle, et que nous en venons à visionner aussi au cours de cette seconde vie que nous avons coutume de mener clandestinement dans nos escapades oniriques. Une fois engagé dans lâimage à prendre dâun tel monde, on nâest pas sans pressentir que tout devra y disparaître, sâéclipser comme par enchantement, pour parvenir à ré-apparaître et faire retour en nous par voie de rémanence rétinienne. Henri Matisse dut le deviner lorsquâau soir de sa vie il disait "être fait de tout ce quâil a vu". Ses yeux ayant à tout jamais mémorisé ce quâil dut voir, sous forme dâimages matricielles.  

Images-fantômes.
Vocativement, la visée de toute photographie nâest-elle pas de spectraliser le vivant ? En laissant lâautre sâincarner en absence, en captant son corps auratique, nâen fait-elle pas à tout jamais un revenant ? Pour preuve dâune telle assertion on pourrait se référer à Nicéphore Niepce qui tira en 1820 sa première épreuve photographique sur une couche photo-sensible de bitume noir, dit de Judée, qui provenait de la Mer Morte, et auquel recouraient les Perses de lâAntiquité pour momifier leurs morts. Comme si le simulacre dâune seconde vie se dupliquait là en miroir par lâentremise de la mort, et pour faire de nous, sous forme dâimages-fantômes, dâimprobables revenants. Au regard de telles malversations, perpétrées du fond dâune camera oscura, Walter Benjamin nous rappelle quâil y eut une levée de boucliers venant dâun journal germanique - le Leipziger Anzeiger - qui disait que "fixer ainsi de fugitifs reflets est un acte blasphématoire", vu que "lâhomme a été créé à lâimage de Dieu, et quâune telle image ne saurait être conçue par une machine". Face à ce crime de lèse-Divinité, le physicien Arago rétorquera officiellement en Juillet 1839 par un discours tenu devant la Chambre des Députés, et au cours duquel il prend la défense de lâinvention de Daguerre. Il dit entre autres quâelle permettra de dresser la carte astrale du ciel et dâétablir un corpus des hiéroglyphes égyptiens. Comme si sa mission première était dâexplorer lâespace intersidéral et remonter jusquâà la nuit des temps. Joindre lâantan avec lâailleurs.

Double vue.
Un siècle plus tard Walter Benjamin parlera dâun inconscient optique et qui serait à lâÅuvre dans la photographie. Plus précisément dâun espace élaboré de manière inconsciente, et au fort duquel la vue peut se fractaliser, sâanamorphoser, et virer en vision. Il le perçoit dans des images photographiques de plantes réalisées par Bloßfeldt et qui semblent le douer dâune double vue. Lui faisant voir une crosse épiscopale dans une fougère arborescente et des insignes totémiques surgir dans des pousses de marronnier. Tout se passant comme si les images sâavéraient mutables par le simple fait dâêtre toujours en "correspondances" les unes avec les autres. Transitoire, mutante, douée de métamorphisme, chaque image pouvant à tout moment en cacher ou en révéler une autre, et dont elle serait comme la doublure ou lâombre portée.

Traversée orphique.

Et si photographier nâétait quâun acte de survie et qui se négocie en pleine mort ? Un acte perpétré en dernière instance et dont on ne sait au juste de quoi il est le déclencheur, sinon quâil relierait en interface vie et mort. Nâinvoque-t-il pas déjà les ombres quâil sâemploie à skiagraphier sur fond de mort pour les faire revenir à la vie ? Et on peut supposer quâaux yeux de certains photographes-spirites, il devait être étroitement lié à la traversée orphique quâEurydice dut effectuer de sa propre mort. Tenue pour morte, on sait quâelle dut revenir brièvement à la vie, et ce en "morte-(re)vivante". Le sortilège quasi alchimique du bain révélateur étant là pour la faire revenir, assurer sa revenance, et lui accorder ce sursis de vie, mais sans quâelle puisse reprendre connaissance dâelle-même et venir enfin à jour. Sa traversée, effectuée de nuit, ne livrera dâelle que lâombre dâune revenante, autant dire sa doublure, et ce dans un film qui ne verra jamais le jour de ce quâelle le visionne à yeux fermés. Cette revenance dâentre les morts qui fait dâelle une somnambule, sâavère à la clef dâun rite dont nous ignorons tout, sinon quâil devait - au dire des Pythagoriciens - vous initier à la souvenance de vos vies antérieures ou parallèles. Et tout porte à croire que cette revenance, quâon dirait dâoutre vie, est aussi obscurément en jeu dans toute photographie comme son impensé. À plus forte raison lorsquâelle sâeffectue par voie de rémanence rétinienne, et au cours de cette autre traversée, toute aussi fulgurante, quâentrouvre en pleine nuit une camera oscura.

Deadline
En franc-tireur, Denis Roche a su jouer du rituel funéraire auquel convie la camera oscura, et ce en recourant à ces simulacres optiques que sont les ombres portées et les reflets vitrés. Il ira même jusquâà voir dans le boîtier photographique lâéquivalant dâune tête de mort. Le Caput mortem dâune tête sur trépied. Et à cette tête de mort et qui nâen démord pas, il lui aura fait face, hanté quâil était par sa propre mort quâil dut croiser photographiquement à plusieurs reprises. Comme en atteste une photographie datant dâun jour de juin 1985, où on le voit sâavancer face à un mur à Cologne qui se trouvait être tagué dâun squelette en forme de hiéroglyphe. "Non passare. On ne passe pas"- semblait-il lui signifier. La deadline - cette ligne dâéchéance que creuse la mort - reste infranchissable, comme en témoignent du reste maintes de ses photographies qui lâinvoquent et que pour mieux la conjurer.

©Siegfried Plümper-Hüttenbrink

Photo Sabine Bultot


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