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(Note de lecture), Un Ciel étranger, d'Emily Dickinson, par Laurent Albarracin


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Posté 06 décembre 2019 - 10:16

 

6a00d8345238fe69e20240a4a5c271200c-100wiLâéditeur François Heusbourg des éditions Unes a eu la bonne idée de confier à plusieurs des auteurs de son catalogue le soin de rédiger une postface à un choix de poèmes dâEmily Dickinson, traduits par Heusbourg lui-même. Après Caroline Sagot Duvauroux et Maxime Hortense Pascal, câest Flora Bonfanti qui se prête à lâexercice. La sélection de poèmes porte sur lâannée 1864 qui sâinscrit dans une séquence abondante (1862-1865) pour la poète mais pendant laquelle sa production marque le pas cette année-là, sans doute parce quâEmily Dickinson vit alors des conditions peu favorables : un séjour de sept mois à Boston où elle soigne une maladie des yeux et où elle se sent une étrangère exilée parmi les hommes, loin de ses amitiés plus spirituelles et familiales tant chéries.

La bonne idée, câest de donner lâoccasion à une auteure contemporaine de signaler, sinon une dette, au moins une proximité. Et en effet on ne peut quâêtre frappé par la complicité qui semble unir ces deux poètes si éloignées temporellement. Flora Bonfanti fait plus que comprendre Emily Dickinson, elle semble en dialogue direct avec elle. Même goût chez les deux pour les ellipses, même tournure dâesprit et même hauteur de vue mêlée à un goût de la formule percutante. Bonfanti fait preuve dâune connaissance fine de lâimaginaire de la poète dâAmherst et des références bibliques qui le travaillent. Mais surtout elle éclaire ainsi sa propre pratique poétique en la plaçant sous le signe de son aînée. Car ce qui fascine chez Emily Dickinson, câest le jeu des symétries et des dissymétries quâelle instaure en permanence â on peut supposer que câest cela qui fascine Flora Bonfanti, elle-même grande pourvoyeuse de parallèles non contigus dans son livre Lieux exemplaires. La poésie dâEmily ne cesse en effet de faire se jouxter des incompatibles, de faire se rejoindre des ordres de grandeur incommensurablement séparés, dâopérer des rapprochements sur la base dâun grand écart irréductible, de creuser dâinfranchissables fossés entre deux lignes parallèles. Qui ne connaît pas ce plaisir à lire la poésie dâEmily Dickinson de la voir se démener avec lâabsolu et le quotidien, avec le divin et le prosaïque, avec lâamour et ses expédients, avec la perfection et les arrangements plus ou moins mesquins de la vie de tous les jours ? On dirait que lâinfini nâéclate que parce quâil est mis face à des limitations. Que la beauté nâexplose jamais mieux quâà la vitre teintée de petitesses, dâétroitesse bourgeoise et puritaine par exemple. Que nous disent les fameux tirets et les fameuses majuscules aléatoires de la prosodie dickinsonienne, sinon quâelle est tiraillée entre le matériel et le mystique, le circonstanciel et lâabsolu, et quâelle nây trouve sa place quâà force de brouiller les cartes entre ces inconciliables. Elle ne tire son épingle de ce jeu-là que pour se piquer jusquâau sang.

Emily Dickinson se débat avec la Loi autant quâavec le juridisme étriqué de son milieu. Mais loin de les opposer, elle les réunit. Tout se passe comme si le respect dû aux conventions ne lâempêchait nullement dâaccéder à lâabsolu mais constituait la voie la plus directe pour le faire. Se soumettre pour se démettre. La modestie comme moyen de ressentir et vivre lâécrasante grandeur. Au lieu de briser les tabous, elle utilise le tabou comme un tremplin. Elle consent à lâinfranchissable pour en faire son pont. La mysticité nâest point de ce monde ? Eh bien oui, la fleur et lâabeille le disent à chaque instant ! Assurément le cycle de la perfection commande de se reconnaitre imparfait, de se déclarer indigne. Câest ce que veut dire je crois Flora Bonfanti lorsquâelle écrit : « Mourir câest parfaire le circuit, mais parfaire le circuit, câest mourir ». Etrangement, au lieu dâapposer les réciproques, elle les oppose. Il faut consentir à mourir pour atteindre à la perfection, mais alors celle-ci est aussitôt définitive, péremptoire et destructrice de toute forme dâaccès et de survie. Là est le paradoxe de la poésie dâEmily Dickinson : on ne cesse de côtoyer lâinfranchissable ; on est voisins de lâirrémédiable.

Flora Bonfanti opère deux rapprochements avec la Bible qui me semblent particulièrement justes sâagissant de la poésie de Dickinson. Le premier concerne le récit de Job. Le second, plus parlant encore, le rappel de la parole du Christ à Marie-Madeleine : noli me tangere. Quâon peut rapprocher de maints fragments dâEmily Dickinson : « Ce que je ne vois pas, je le vois mieux â à travers la Foi. » Le « ne me touche pas » est, comme le dit Flora Bonfanti, un « dur accord au suspens ». Et elle dit ceci encore : « Il fait communier les distances, ne les supprime pas. » Oui, câest là sans doute le sésame et la clé de voûte de lâÅuvre dâEmily Dickinson, et lâintuition féconde de Flora Bonfanti, que cette communion des distances qui néanmoins ne les abolit pas. Mettre en correspondance ce qui nâa pas de commune mesure, non pour en réduire lâécart, mais pour vivre dans la proximité des infranchissables.

Laurent Albarracin

Emily Dickinson, Un ciel étranger, Traduit de lâanglais par François Heusbourg, Postface de Flora Bonfanti, Editions Unes, 2019, 106, p. 20â¬

Lire ces extraits choisis pour lâanthologie permanente de Poezibao.


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