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(Note de lecture) Sonnets, de Bramante, par Christian Travaux


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Posté 11 décembre 2019 - 10:05



6a00d8345238fe69e20240a4d0f9e0200d-100wiBramante, poète ? On connaît, sans doute, mieux Bramante pour son Åuvre architecturale : le tempietto de San Piero Montorio à Rome, ou, à Milan, Santa Maria presso San Satiro, ou lâéglise jouxtant le cloître de Santa Maria delle Grazie, là où Vinci peignit la Cène. On le sait, peut-être, aussi peintre par son Christ à la Colonne du musée de la Brera. Mais poète ? LâÅuvre est négligeable, semble-t-il, tant elle est mince : 25 sonnets écrits. À peine un livre. Quelque chose comme une distraction de dilettante, un doux loisir, quand Michel-Ange, parmi dâautres, écrira, lui, un vrai volume de vers, quelques années plus tard, des Rime en nombre.
Pourtant, Bramante â dit Vasari â « aimait la poésie et se plaisait souvent à écouter ou réciter quelque improvisation sur la lyre ». Et Vasari dâajouter : « il composait même des sonnets qui nâavaient peut-être pas lâélégance raffinée dâaujourdâhui, mais ne manquaient pas de sérieux, ni de correction » (1). Câest dire si lâÅuvre poétique de Bramante était connue autant que son Åuvre picturale ou son Åuvre architecturale. Il est vrai quâil y est vivant, humain, profondément humain. Et quâà le lire, on entrevoit ce que fut sa vie quotidienne, les gens quâil croise, les choses quâil fait, quâil demande, tout un monde mort, qui a disparu aujourdâhui et dont on ne perçoit que lâécho.

Peu de textes. Un Canzoniere en miniature, sur 15 sonnets (du sonnet II au sonnet XVI). La reprise dâune tradition pétrarquiste. La répétition de figures, de thèmes obligés, dâimages attendues, répandues depuis Pétrarque jusquâau Tasse, et même jusquâà Parini. Toute une codification de lâamour. Tout un langage ressassé, répété, et parfois usé. Pourtant, Bramante le renouvelle. Il en joue. Ou il en sur-joue. Il en reprend toutes les manies, les tournures, les formes convenues. Et, dans une langue chantournée, aux phrases longues, souvent complexes, il fait entendre un mal dâamour authentique, une peur de vivre, qui lui est vraiment personnelle.
Là, cependant, où il est le plus original, le plus inventif, câest dans les sonnets caudati, des sursonnets qui sâallongent dâune strophe ou deux, qui se prolongent dâune cauda, et qui disent le quotidien dâun artiste du 15ème siècle. Ainsi évoque-t-il, par exemple, son voyage jusquâà Milan (sonnet I), et ses embuches, et ses frayeurs, ou se plaint-il, plusieurs fois, de ses haut-de-chausses troués, si troués quâils sont un tamis, pour lui, ou des poires à clystères (sonnet XXII). Des figues mûres. Les créneaux dâun mur. Ou les fenêtres, les baies dâun Dôme, rappelant, avec facétie, là, seulement, quâil est architecte (sonnet XVIII).
Dans ses textes les plus satiriques, Bramante se révèle bonhomme, bon vivant, joyeux drille, drôle. Il fait voir les pitreries dont il est capable, même envers ce proche de Ludovic le More et de sa femme Béatrice dâEste, Gaspare Visconti. Il laisse passer un peu dâair de cette cour princière de Milan, des Sforza et des Visconti, dont il ne nous reste que des murs. Michel-Ange, dans ses poèmes, est toujours sérieux, toujours grave. Sâil évoque son métier de peintre, peignant la Sixtine, câest pour dire la difficulté de sa tâche, la charge qui pèse (2). Mais Bramante sâen amuse, plutôt. Il compose sur un coin de table (sonnet XXIII). Il écrit en hâte, semble-t-il, sans se soucier de faire une Åuvre. Et lâon ne peut que regretter que le temps ait perdu bon nombre de ces poèmes humoristiques. Y demeure, comme en équilibre précaire, un écho de son temps, quelque chose de la vie fragile, que nous menons tous malgré nous, et qui, aussitôt, disparaît.

Mais ce mince volume est aussi une école de traduction. Christophe Mileschi a fait choix, pour cette toute première traduction en français, de vers réguliers. Il sâest efforcé â écrit-il â « dâinventer dans la langue dâarrivée (â¦) des procédés analogues à ceux de la langue de départ » (p 7), traduisant toujours vers pour vers, rime pour rime, respectant la langue, toscan mêlé de lombardismes, et la syntaxe parfois complexe de Bramante, ses inversions. Quant au mètre, câest dâabord par goût quâil a choisi lâalexandrin â avoue-t-il â pour restituer lâhendécasyllabe italien. Mais il sâest aussi essayé à rendre le même poème en vers courts, en octosyllabes, ou encore en décasyllabes. Il a voulu ne pas choisir une version définitive, parmi toutes ces versions possibles. Et il livre souvent deux versions dâun même texte, et parfois trois. La comparaison est frappante, éclairante, et formatrice. Car lire deux fois le même texte, en vers longs, puis en vers plus courts, avec une même recherche de rimes, dâinversions, de vocabulaire, câest bien lire, dâun traducteur, les choix et les hésitations, les recherches, les tâtonnements. Câest découvrir son atelier, sa table de travail, sa cuisine. Et comprendre, de lâintérieur, le passage dâune langue à lâautre, dâune terre à lâautre.
Le traducteur est syntaxier, polyglotte, testeur de lyres. Il est, vis-à-vis de la langue dâarrivée, dans la même écoute que le poète quâil traduit devant sa langue dâorigine. Et il guette, il tâte, il ausculte. Il entend lâeffort dâune langue à se dire et à sâexprimer. Et il en restitue lâécho, et le souffle, jusquâau babil. Retranscrire en vers plus courts a imposé, au traducteur, de serrer la phrase, de jouer dâune économie des pronoms, dâune langue plus dense. Et de faire chanter la langue dâarrivée différemment. Il a ainsi rendu un corps à un des artistes importants de cette Renaissance italienne dont nous sommes les héritiers, et fait que nous parvienne encore quelque chose dâun temps passé, éloigné, dont les pas se sont effacés.
Les voix perdues.  

Christian Travaux

Bramante, Sonnets, édition bilingue de Christophe Mileschi, éditions Rue dâUlm, coll. « Versions françaises », 2019, 96 p, 11 euros.


Extrait :

XVIII
Mes haut-de-chausses (qui furent vôtres jadis,
avant quâà Pavie nous nous fussions salués),
enserreront sous peu en un méchant filet
celui qui ne prévient leur futur préjudice.
Imaginez un peu une figue bien mûre,
et vous aurez notion de leur forme actuelle ;
et les Åillets où passe le cordon rappellent
les créneaux tout rongés à la cime dâun mur.
A celui qui voudrait décrire les talons,
les accrocs et pertuis et culotte et genoux,
il lui faudrait noircir de mots une région.
Les coutures ne sont plus que grouillis de poux,
on croirait un habit porté par des Teutons,
ou bien le Dôme avec fenêtres baies et trous.
Dois-je donner des précisions ?
Il a plus dâorifices quâun tamis nâen a,
et pis encor ma bourse est vide, elle est à plat.
Je sais que tu entends cela,
ce que je voudrais dire est je pense assez clair.
Quand même je le dis : jâen veux une autre paire.

(1) Giorgio Vasari : Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, traduction et édition commentée sous la direction dâAndré Chastel, coll. « Arts », Berger-Levrault éditeur, 1983, volume 5, p 107.
(2) Michel-Ange : Poésies, présentation, notes et traduction de Michel Orcel, Imprimerie Nationale, 1993, le sonnet qui évoque son travail pour la Sixtine est le sonnet II, un sonnet caudato.


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