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(Feuilleton) Enquêtes, par Siegfried Plümper-Hüttenbrink, #6, Poésie


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Posté 02 janvier 2020 - 01:22



Enquêtes #6
Des ruses et travers de la poésie.

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6a00d8345238fe69e20240a4d92df5200d-100wiDans son livre Les impostures de la poésie, Roger Caillois dénonce en médecin légiste les égarements auxquels elle est susceptible de vous mener dès quâon tient ses dires pour des oracles. Une addiction incurable aux images peut sâensuivre et dont les surréalistes firent à ses yeux les frais. Sans vouloir à mon tour lui intenter un procès, il me faut avouer que la poésie a toujours eu le don de me mettre dans lâembarras. Comme si jâavais à prendre sa défense pour lâinnocenter dâon ne sait quelle infraction contrevenant aux lois langagières. Au cours de mon adolescence, la lire relevait dâune initiation et lâécrire dâun sacerdoce. Par son entremise quelque chose avait à sâexpier ou à sâexhausser sous la forme dâun aveu quâon ne profère quâen dernière instance, à huis-clos et sous le sceau de lâanonymat. Aujourdâhui ses artifices, ses cryptages et ses ruses ont de quoi me laisser perplexe. À plus forte raison lorsque des relents de spiritualité la plombent et lui confèrent un âsupplément dââmeâ dont il faudrait faire à tout jamais son deuil. Sans vouloir renier ici sa cause, ni la discréditer, je tiens seulement à lâinterroger sur lâembarras quâelle mâinspire dès quâelle recourt à la magie des images. Et quitte à être pris pour un mécréant, voire un hérétique, et qui nâentend rien à la poésie. Encore que je ne sois pas loin de partager ses prédispositions à la voyance et à une forme de déviance langagière. Et si lâécrire ne relève plus dâun sacerdoce, la lire reste une initiation à un âexercice de lectureâ quâelle seule est en mesure de déclencher. Un exercice au cours duquel lâoreille scrute et lâÅil écoute, en prenant  appui sur la moindre syllabe, et en prenant soin de souligner dâun doigt ce quâon lit. 

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En 1972, où paraît son livre Le Mécrit, Denis Roche dut proférer à lâendroit de la poésie un coup dâarrêt dont on ne sait au juste sâil fut une héroïque canonnade dâavant-garde ou une pitoyable fanfaronnade pour saluer son Altesse la Poésie et la passer à tout jamais à la trappe. En législateur telquellien des Lettres, il décréta que âla poésie est inadmissible, dâailleurs elle nâexiste pasâ. Il va sans dire quâune telle affirmation, sous forme dâépitaphe tombale, a de quoi laisser songeur, dâautant quâon peut la lire à lâinstar dâun palindrome en inversant les termes et dire quâelle nâexiste pas, dâailleurs elle est inadmissible, voire irrecevable. On ne saurait lui accorder un droit à lâexistence, vu que son activité est jugée illégitime, voire scandaleuse. Ne sâavère-t-elle pas un facteur de trouble qui jette la confusion dans les esprits et génère des chimères ? Inadmissible, elle lâest dâores et déjà de nâêtre jamais dâici, mais toujours dâailleurs, comme nous le donne à entendre un anonyme chassé-croisé de voix passantes captées en pleine rue. Voix quâon dira venues dâailleurs et que Denis Roche aurait fort bien pu retranscrire sur son Hermès 3000 en vue de les intégrer à titre dâhallucinations auditives dans ses Dépôts de savoir et de technique. En tant que traducteur des Cantos Pisans dâEzra Pound, il nâétait pas sans savoir que la poésie, outre dâêtre sans domicile fixe et de ne pouvoir se targuer dâune existence légitime, survit toutefois en toutes langues de par le monde depuis que lâêtre parlant existe. Lâhistorien Vico la supposait même être à lâorigine de lâinvention des langues, étant en germe jusque dans leurs racines lexicales et vocaliques. Ses modes dâexistence sont multiples, nomades, protéiformes. Il suffit de détenir âle lieu et la formuleâ ou de parler en langues de feu pour quâelle se manifeste en clair. Mais pour le dynamiteur langagier que fut Denis Roche, elle a beau être douée dâubiquité, elle ne fait quâextravaguer en hors-sol, perdant de vue lâici-maintenant pour lâon ne sait trop quel ailleurs peuplé dâombres errantes. Ce quâil omet toutefois de signaler ou feint dâignorer est lâétat dâexception que la poésie instaure dâemblée et qui la rend nomade, apte à voyager en tout sens, voire en hors sens. Face à la réalité du monde qui nâest fait que dâapparences, elle sait ruser et user dâartifices langagiers. Et à lâoreille de Nietzsche elle dut même avouer un jour nâêtre quâun âmensonge qui dit toujours la véritéâ. Quelque mentir vrai et dont la véracité reste fictive.

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Avant que Rimbaud nâaille le claironner à la cantonade, on savait dâores et déjà en compagnie de Tirésias que la figure ancestrale du poète est investie dâun don de voyance. Il déchiffre et prédit, tout en vous tenant un double langage. Son dire aurait même des relents oraculaires, à plus forte raison lorsquâil y a anguille sous roche. Aussi a-t-il toute licence dâinventer des énigmes, de forger des trouvailles, dâélire des images. Pourvu que ça fasse image est du reste sa devise. Dante déjà disait tendre vers un âparlé visibleâ, et ce en état de rêve éveillé. Et la voyance est quasiment un impératif catégorique pour lâÅil de démiurge avec lequel Victor Hugo déroula cette fresque animée quâest sa Légende des Siècles, et au cours de laquelle les images deviennent dâautant plus parlantes quâelles sont les prophéties dâun devin. Mais câest oublier que lâimage nâest quâune falsification. Elle féérise le dire, lâobnubile tel un sortilège, le réduisant à un simple fantasme. On sâest fait voir, en extra-lucide, avec les Illuminations rimbaldiennes qui peuvent fort bien se lire comme un ramassis dâimages dâÉpinal. Sans parler des versets sataniques des Fleurs du mal de Baudelaire ou du piètre rimailleur dâopérette que fut Goethe avec son Faust, il semble que maints poètes durent se laisser piéger par ces âattracteurs étrangesâ que sont les allégories et les métaphores. Toute une imagerie de pacotille, et qui a le don de pervertir la vue courante quâon a ordinairement de toutes choses en la transmuant en vision. Si Rimbaud en viendra à la transfigurer avec son Bateau ivre, Denis Roche sâéchinera à la saccager en la parodiant à outrance, en la âmésécrivantâ dès ses premiers textes, avant que Le Mécrit ne la fasse voler en éclats à lâaide de cette artillerie de touches ferraillantes déployée par son Hermès 3000. Une machine dont il dira quâelle fait un bruit dâenfer et dont le mode dâinscription lâamena à tenter dans la lignée de F. Ponge une sortie hors du âmanège poétiqueâ, en dénonçant ses manies et manigances. Sortir du langage symbolique des images, et à seule fin dâentrer physiquement en contact avec ce flux dâénergie quâest une langue dès quâon la saisit à lâétat brut, à partir dâun chassé-croisé de voix passantes ou à lâaide de ces traces écrites que Denis Roche finira par dispatcher citativement dans cet ovni livresque que sont ses Dépôts de savoir et de technique
 
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En 1919, suite à lâexpérience de transcription que furent Les champs magnétiques, André Breton notera que tout est une question de langage. Face à son usage normatif, fixé par des règles de conduite, on a tout lieu de riposter en changeant dâéchelle langagière, et ne serait-ce que pour acquérir par là même une toute autre vision du monde. Sans vouloir souscrire aux excès de vitesse et de lenteur, ni aux sens interdits dans lesquels dut sâengager lâécriture automatique, lâhypothèse que Breton soulève, si entachée soit-elle de magie, reste valable jusquâà preuve du contraire. Un autre monde existe, tout comme dâautres modes dâexistence, et quâune langue déviante, voire occulte ou même frauduleuse, serait en mesure de nous livrer. Quâil soit un âarrière-paysâ au sens où lâentendait Yves Bonnefoy ou quelque âpluriversâ tel que le conçoit la physique quantique, ce monde reste toutefois une invention langagière. Il ne peut donner lieu quâà des simulations, des artefacts, des mises en scène fictives et qui restent invérifiables, à lâinstar du Chat de Schrödinger dont on ne saura jamais sâil est vivant chez les morts ou mort chez les vivants. 

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Nietzsche fait état dâun travers incurable et dont lâhomo fabulus serait gravement affecté. Plus que dâun travers, sans doute faudrait-il parler dâune manie quasi compulsive et qui lâamène toujours à faire des histoires avec la langue pour assurer sa survie. Inapte à en venir aux faits, à dire élémentairement ce qui est, il en est réduit à fabuler, à mettre des choses sous les mots et tenir un double langage. Fabula ficta est du reste sa devise de vie et qui lâamène que trop souvent à sâégarer dans lâailleurs, aux confins du monde habité. Et si dâaventure il se sent de surcroît une vocation de poète, il nâhésitera pas à pervertir la langue en vue de lâenjoliver. Quitte à la faire chanter à lâaffect ou à la transfigurer en images. Et la poésie de F. Nietzsche ne fait nullement exception. Elle est celle dâun prédicateur, voire dâun mage inspiré et que son Zarathoustra incarnera à merveille en parodiant le langage biblique.

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Face à la surenchère des images, à leur bavardage fantasmatique, comment parvenir à dire sans voir et sans faire dâhistoires ? Comment articuler élémentairement des vocables et sans quâils se mettent instantanément à faire image ou générer des histoires ? Est-ce âen remplaçant lâimage par le mot imageâ comme semble nous le dire Claude Royet-Journoud ? Est-ce en inventant âdes images jetables après emploiâ comme le suggère Emmanuel Hocquard ? Ou est-ce, suite à lâon ne sait quel black-out, voir soudain quâon ne voit plus quoi dire. Comme si chaque chose vue tombait dès lors comme par enchantement hors de son nom de chose en âchose sans nomâ, défiant lâimagination de qui la voit. Mais la fiction dâune chose dépourvue de nom nâest-elle pas une image de plus et de la pire espèce sous les auspices de la fleur mallarméenne, de lâéternelle âabsente de tout bouquetâ ? Malgré ses dénis ou ses défis face à lâimago quasi matricielle qui la hante, la poésie serait ainsi vouée par vocation à un incurable verbiage fantasmagorique dont elle a du mal à se passer. Aux yeux de Georges Bataille qui la tenait en haine, elle nâétait quâune sale maladie inoculée à la langue. Il dut lui régler son compte avec son livre LâArchangélique qui égrène une suite de vocables faussement pathétiques et à peine crédibles. Son Altesse la Poésie en sort ridiculisée, dégradée, avilie. De toute évidence à la lecture elle menace ruine, nâest plus que gravats et indices dâun naufrage, débris de vocables jetés à lâabandon, et qui persistent à nous faire obscurément signe.

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On sait quâà intervalles réguliers la poésie sâest retrouvée au cours de son histoire dans un état de crise langagière quâelle a dû fomenter elle-même, en cryptant toutes choses sous forme dâimages et en interrogeant la scansion syllabique du moindre mot. Platon qui dut la tenir en suspicion, disait quâelle nâest que faux-semblant et ne fait quâéchauffer les esprits. Quant au poète, il nâest guère crédible et ne saurait légiférer, vu quâil use frauduleusement de la langue, et pour se retrouver en infraction permanente dans les codes de conduite langagière promulgués au sein de la cité. Aussi dut-il se résoudre à bannir la poésie de lâagora, tout en reconnaissant au poète un statut extra-territorial, dâoutsider dans les Annales du Logos, de ce quâil accède au chant des origines et convertit la vue en vision. Et il est vrai quâavec Homère, Virgile, Dante, Rimbaud, Mallarmé, Pound, Michaux et tant dâautres, la poésie reste liée à un état visionnaire, pour ne pas dire oraculaire, à plus forte raison lorsquâon la répudie comme le fit Denis Roche, et dont on sait depuis la publication posthume de son journal Temps profond quâil fut sujet à des hallucinations tant visuelles quâauditives. États-limites, dâexaltation extra-sensorielle, pour ne pas dire chamanique, et quâil localisera en photographe sous lâemprise dâune âmontée des circonstancesâ qui sâaccompagne toujours dâune subite montée dâadrénaline faisant que lâÅil se met à bander, devient un organe érectile, doué de voyance. âUn Åil à lâétat sauvageâ, aurait pu lui dire André Breton. Une sorte de troisième Åil, et qui sait dâinstinct deviner lâinvu et lâinsu, sonder la face cachée de la lune ou entrevoir lâenvers de toutes choses.


©Siegfried Plümper-Hüttenbrink


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