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(Note de lecture) Je n'irai plus jamais à Feodossia, de Lambert Schlechter, par Jacques Morin


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Posté 05 février 2020 - 02:56

 

6a00d8345238fe69e20240a4bb0a24200c-100wiLorsquâon quitte un livre de Lambert Schlechter (« Les parasols de Jaurès »*, dernièrement) on sait déjà quâau prochain volume, on le retrouvera tel que. « Je nâirai plus jamais à Feodossia » est le 9° de la série Le murmure du monde. Ce volume comprend 6 sections de 33 proseries chacune, regroupées en deux parties. La proserie, câest une page, la page, écrite chaque jour par lâintarissable auteur luxembourgeois. Le plus étonnant étant que chaque page relate des sujets les plus divers, les plus hétéroclites, même sâil y a des suites, des pistes, des rappels et des prolongements, et des sortes dâépisodes comme dans de multiples feuilletons entremêlés, authentiques millefeuilles. Il faut être un tantinet habitué à cette façon de papillonner, dâessaimer, de superposer ces couches quotidiennes, pour suivre tous ses éclats de kaléidoscope qui constituent petit à petit le spectre dense, le socle solide de lâécrivain. Et il nâest pas simple de lister ses thèmes favoris, câest-à-dire ceux qui reviennent presque compulsivement. Et dâabord celui qui concerne la pratique de lâécriture elle-même : â¦pour des êtres paumés & perdus comme moi les rituels constituent une sorte de technique de survie sinon de salut⦠Donc tout un cadre rituel indispensable : crayons de marque spéciale, taille-crayon, règles, stylos, plumes, encre, les trois sépia, la verte et la rouge⦠cahiers, tables, cafés⦠Cette pratique devenant aussi objet de réflexion et de proserie. Ensuite, en laissant de côté le moyen et son protocole, tout ce qui pourra interférer  durant lâécriture elle-même : plantes autour du lieu, insectes volatiles, données climatiques⦠Bien entendu, aux quatre coins du monde, lâendroit sera déterminant entre Afrique du Sud, Patagonie, Norvège et Luxembourg par exemple. Une fois que la chose est mise en condition, le moindre incident deviendra lâobjet principal dâune écriture vouée à lâinstant, comme en direct. Néanmoins, la plupart du temps, lâécrivain aura une idée derrière la tête. Et la page tournera autour dâune phrase, dâune citation, dâun rêve ou dâun souvenir. Un des sujets les plus émouvants, et peut-être plus prégnant au fur et à mesure de lâÅuvre, câest le vieillissement, la vieillesse. Le fait conscient quâune issue finale, fatale, se rapproche et que tout peut sâarrêter à tout instant â¦contre toute attente jâai réussi ma quinzième page, et la carotide pompe, pompe, comme elle a toujours pompé. Cette usure du corps se ressent aussi par lâévaporation de lâaxe central de lâécriture de Lambert Schlechter, à savoir tout ce qui concerne crûment le sexe et lâamour physique. Il en est encore question, bien sûr, mais moins fréquemment, et avec un appel à la mémoire dans lâeffort de raviver des sensations émoussées, perdues, même si elles demeurent gravées, ainsi force références à celle qui ne lâaime plus. Érotomane fatigué, lâauteur demeure avant tout un puits de culture et trois domaines alimentent ses réflexions, voire digressions : la peinture, la musique et bien entendu la littérature, qui ravive chaque fois dâautant plus dâémotions que la plupart des livres si nombreux ont disparu de sa bibliothèque dans lâincendie de sa maison. Ce qui nâempêche les considérations scientifiques, astronomiques ou physiques et autres appréciations profondes de tous ordres. Lambert Schlechter avance doucement vers lâinexorable, sans pathos, avec une indéniable agilité de lâesprit qui, en quelque sorte, sautille page après page. â¦aucun délai sinon dâarpenter encore & encore les lascives franges de lâéternité, là où tout sâeffiloche en suavité, tombe en bribes et miettes, pourriture & poussière⦠Il ne se fait pas dâillusion, son seul moteur pour durer reste lâécriture, jusquâau bout â¦je continue à dépenser mon encre sépia, câest compulsif, je vais mourir, bien sûr, y a pas photo, mais jâécris et jâécrirai, tant quâil y aura de lâencre. Cet extrémisme littéraire est rien moins que poignant.

Jacques Morin

1. Guy Binsfeld, 2019.

Lambert Schlechter : Je nâirai plus jamais à Feodossia, proseries, Le Murmure du Monde /9, éditions Tinbad, 2019, 230 pages, 22,50 â¬.

Extrait :
75.
Je suis dans une lenteur si lente que je me dis que ce n'est
plus une lenteur, c'est une lenteur au-dessous de la len-
teur, et cela affecte la mécanique des gestes autant que la
connexion des neurones, et je pense même, et c'est cela
qui est si alarmant, que cela affecte aussi les molécules infi-
niment fines de l'âme, molécules si fines qu'elles sont, en
fait, presque immatérielles, mais pour être presque imma
térielles, elles n'en sont pas moins en mouvement, le climat
de l'âme, en fait, est régi par le mouvement des molécules
de l'âme, mouvement certes presque imperceptible mais
permanent & crucial, l'âme par le mouvement de ses molé-
cules génère le très complexe et composite sentiment de
l'existence, dans lequel oscillent sans cesse les ingrédients
fondamentaux que sont la joie et la tristesse, or, quand la
tristesse prend trop de place et même risque de prendre
toute la place, les molécules de l'âme risquent de s'immo-
biliser et de ne plus vibrer comme elles devraient le faire,
et cela suscite une lenteur généralisée qui se propage aux
neurones ainsi qu'aux gestes, quand tu essayes d'ouvrir
les yeux, c'est si lent que tu continues à ne plus rien voir.
(p.91)


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