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(Echos) Siegfried Plümper-Hüttenbrink, Annotations & Citations, 2, "Autour de l'archivage"


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Posté 06 février 2020 - 02:26


Autour de lâarchivage

6a00d8345238fe69e20240a4e48de2200d-100wi* Le reportage que Catherine Goffaux a consacré à une lecture dâAntoine Emaz en 2005 nâest pas sans faire songer à lâesprit facétieux de John Cage. Elle relate une sorte de happening collectif qui dut sâimproviser à la suite dâune coupure de courant, qui risquait dâannuler à tout jamais la séance de lecture. Une séance qui finira par avoir lieu en changeant de salle. Et où Antoine Emaz fit une lecture dâautant plus mémorable quâelle nâaura pas pu être enregistrée et encore moins archivée. 

* À lâissue de son reportage, Catherine Goffaux nous livre toutefois un constat accablant, et que tout internaute nâest pas sans partager lorsquâil stocke ses traces de vie sur son disque dur.

âNous nous acharnons à enregistrer, mettre en ligne, dupliquer, cataloguer les copies, les stocker, les conserver, mais qui les regardera


La question vient dâune bibliothécaire. Et un moine-copiste retranscrivant un traité dâHermès Trimégiste a certainement dû se la poser, tout comme lâinternaute qui se met quotidiennement en ligne derrière son écran. À eux trois, ils ne sont pas sans se douter que tout travail dâarchivage, si vain quâil puisse paraître, tient dâun acte de survie qui nous relie virtuellement les uns aux autres, et sans quâil soit forcément nécessaire que quelquâun en prenne connaissance. Il suffit que cela ait été noté, consigné, pour rencontrer un hypothétique lecteur qui finira toujours par se trouver, même si on le sait injoignable. Et sâil existe comme une science des traces à lâÅuvre dans lâarchivage, câest de ce que toute trace reste à faire suivre... entre qui lâécrit et qui la lit, avant quâelle ne devienne la trace dâune preuve. À plus forte raison lorsque sa destination est cryptée et quâil faut un mot de passe pour parvenir à la laisser se reconduire.  

* Face à lâarchivage à fond perdu que permet lâère du Net, on peut toutefois émettre un souhait pour le moins troublant, et que Catherine Goffaux nâhésite pas à formuler. Elle se dit quâau vu de ce stockage tous azimuts 'on peut avoir envie dâoublier' et de se débrancher. Vu que tout est enregistrable, partout, à tout moment, et sans que ça ne regarde plus personne, tout en sâadressant à tout le monde. Tout circule à flux tendus et en interconnexion permanente. Tout devient mémorisable par la magie de nos disques durs, et sans que nous ayons à nous en souvenir.
Il suffit de cliquer pour sâenregistrer. Une simple application fera le reste, et qui vous prendra en otage avec lâarchivage en instantané de vos données personnelles que vous nâaurez même plus à mémoriser. Et au train où vont les logiciels, il viendra sans doute un jour où nos moindres faits et gestes qui balisaient jusque là notre quotidien, parviendront à sâeffectuer sans nous, en notre absence, et ce rien quâà la vue de leur traçabilité. Parvenu à ce stade dâabsentéisme, tout porte à croire que nous serons devenus définitivement des corps-fantômes, aptes à évoluer en hors-sol.

* Sous lâemprise de cet archivage forcené quâengendre le Net et qui nous place à lâéchelle planétaire sous haute surveillance, âon peut avoir envie dâoublierâ⦠Il suffit pour ce faire dâégarer son mot de passe et jusquâà son disque dur, tout en sâoubliant soi-même en cours de route. Et ce souhait, si déroutant quâil puisse paraître pour un historien, nâest pas sans faire songer à Nietzsche qui tenait la mémoire en piètre estime. Il la jugeait corrompue et nocive pour tout être en vie. À ses yeux, lâacte de retenir (au lieu dâoublier), de mémoriser (au lieu dâeffacer) nâest guère de bon augure. Cela vous enracine dans un terroir et une lignée, alors quâil faudrait se vivre en apatride, dans une forme dâexil intérieur et dâoubli de soi. âSouviens-toi dâoublierâ fut du reste une de ses consignes en lien avec lâÉternel Retour. Souviens-toi des vertus de lâoubli qui est un facteur de vie, alors que le souvenir nâest que trop souvent signe de deuil et de mort. En physiologue, il ira ainsi jusquâà affirmer que âtout acte exige lâoubli, tout comme la vie des êtres organiques exigent non seulement la lumière du jour, mais aussi lâobscurité nocturneâ. Comme si lâoubli de soi - cette Selbstvergessenheit que Maurice Blanchot relie à lâattente vaine, le désÅuvrement, la nuit intérieure - sâavérait vital pour tout organisme vivant. Un oubli, ou faudrait-il parler dâune oubliance, et sans laquelle aucune souvenance ne saurait sâenvisager ? Mais comment parvenir à se souvenir de ses oublis ? Est-ce en les oubliant à leur tour ? Tout oubli nâest-il pas le signe dâune forclusion ? Nâest-il pas un dépôt savamment occulté, et dont nous aurions perdu lâaccès, mais qui reste ineffaçablement inscrit jusque dans nos réminiscences ? Et tout porterait à croire quâune part dâoubli serait nécessaire pour que nos traces et nos modes de vie puissent sâinventer au gré des circonstances, et tout en restant indéfiniment à faire suivre... au fort des archives de toutes les bibliothèques qui existent de par le monde. 

©Siegfried Plümper-Hüttenbrink
vendredi 24 janvier 2020



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