je me rêve embouchure
d'un de ces grands fleuves amazoniens
qui garde en mémoire son long parcours,
depuis la cordillère et les hauts plateaux,
les páramos froids et brumeux de l'Altiplano,
les yungas vertigineuses aux eaux sauvages,
les terres chaudes enfin,
comme une récompense
puis, ma déambulation au coeur de la forêt,
cet autre océan immobile, jadis oublié
à peine troublé par les litanies des insectes,
les ombres muettes des tribus indiennes
et quelques orpailleurs poursuivant un rêve
de poudre d'or, de nuits d'orgies sur la côte
la forêt,
ce grand corps que j'habite et qui m'habite
quand mes crues envahissent les terres,
et auquel je dis enfin adieu, sans retour,
quand mes eaux se perdent dans l'océan,
mais pour renaître à une autre vie
dans les abysses ou sous les alizés,
une vie peuplée d'aventures et d'archipels,
pour un voyage jusqu'à la fin des temps
mais au milieu de ces rêves, de ces délires,
un trouble m'envahit soudain, une brûlure
me parcourt, l'image d'incendies géants
laissant brutalement à nu, sans défense,
la fragile peau des argiles rouges
exposée aux pluies torrentielles et au vent,
par la faute de hordes d'hommes cupides
et fous, venus des territoires conquis
autrefois par les blancs
naît en moi, alors, la terrible crainte que,
comme sur d'autres continents, un jour,
peut-être moins éloigné qu'on ne le croit,
mes eaux se perdront dans les sables
qui auront remplacé notre forêt vierge,
et elles n'atteindront jamais la mer
mon embouchure ne sera plus, alors,
qu'une immense, stérile gueule ouverte,
poussant son cri silencieux et inutile
vers la Pachamama trahie, bafouée,
humiliée, oubliée,muette, retirée à jamais
au tréfonds de la terre, ou pire encore,
au coeur d'un astre mort