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(Note de lecture) CRA, 115 propos d’hommes séquestrés, de Mathieu Gabard, par Jean-Nicolas Clamanges


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Posté 11 mars 2020 - 10:57

6a00d8345238fe69e20240a5157220200b-100wiLa polyphonie, si lâon en croit le théoricien russe Mikhaïl Bakhtine, est un trait fondamental de lâart du roman ; elle consiste en un contrepoint de voix ou de sources de parole dans le même énoncé ; le « dialogisme » ainsi suscité caractérise selon lui le roman moderne depuis Dostoïevski, qui ne met pas seulement en scène des énoncés, mais une interaction énonciative. Les romans, polyphoniques ou non, proposent des fictions induisant, certes des « effets de réel », mais restent des fictions ; mais quâarrive-t-il quand la polyphonie modèle lâorganisation dâune Åuvre destinée à faire entendre les voix de témoins authentiques, sans autre intervention de lâauteur que le collectage puis le montage et la publication de ces témoignages ? Au cinéma, cela donne Shoah, et dans la littérature narrative, les livres de Svetlana Alexievitch : La Supplication, qui recueille les voix des survivants et des survivantes de la catastrophe de Tchernobyl, puis La fin de lâhomme rouge, composé avec les récits, enregistrés par lâauteur, de ce que fut la vie en Union Soviétique avant la perestroïka, comparée avec ce quâelle est devenue dans la Russie dâaprès Gorbachev.

Existe-t-il dans la poésie un équivalent de cette technique de composition ? Il existe : Charles Reznikoff a composé Holocauste à partir du matériau fourni par les comptes rendus des procès de Nuremberg et dâEichmann, en travaillant lui aussi par sélection et montage dâéléments de ces témoignages que le livre présente sous la forme de versets. (Poezibao en a procuré un extrait traduit par Auxemery puis par André Markovicz).
Et dans la poésie française contemporaine ? En ce qui concerne la technique du montage elle-même, on peut remonter à Kodak de Cendrars, composé à partir dâéléments puisés dans lâÅuvre romanesque de Gustave le Rouge ; quant au polyphonisme, ce seront par exemple les poèmes-conversation inventés par Apollinaire. Et puis il y a ce poème dâAragon réintitulé Lâaffiche rouge par Léo Ferré, qui intègre en ses vers le propos de la dernière lettre du résistant arménien Missak Manouchian à sa femme avant dâêtre fusillé : « Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand ». Mais existe-t-il dans notre langue un livre de vers entièrement composé de témoignages collectés auprès dâhommes et de femmes dont lâauteur souhaite transmettre les voix ? Il existe : il sâintitule CRA 115 propos dâhommes séquestrés, composé à partir, indique une note de lâéditeur : « dâentretiens [de Mathieu Gabard] avec des hommes séquestrés dans les Centres de Rétention Administrative de Vincennes et Sète (uniquement destinés aux hommes) entre 2016 et 2019 et sur des entretiens téléphoniques avec leur compagne ou famille proche [...] Le travail sâest fait à partir dâenregistrements audios, de notes prises pendant les entretiens ou écrites de mémoire, après. »

CRA
est organisé en trois sections : « Arrestation », « Séquestration », « Déportation » ; les témoignages (un par page pour la plupart, sans autre titre quâun numéro de 1 à 115), y sont disposés sous forme de versets ou de « vers libres » â une à trois lignes pour les plus brefs, un recto-verso pour les plus longs. Seul le n°1 est enté dâune majuscule ; ensuite, aucun poème, quoique normalement ponctué dans son cours, ne se termine par une ponctuation, y compris quand le ton du verset est exclamatif ou interrogatif â sauf le n°115 et ultime qui se clôt sur un point. Cela engage un effet de flux ininterrompu jusquâà la fin du livre, comme dâune immense phrase mêlant dans ses méandres, ses remous, ses vagues et ses tempêtes, ses moments de calme plat et dâatonie aussi, la modulation incessante dâune protestation désespérée :

31
câest pas respecter ma vie privée que dâêtre enfermé là

67
toute la journée enfermé, ça me rend fou,
tu nâas rien fait, tu nâas frappé personne et tu es enfermé

71
un petit fait la grève de la faim
ça mâinquiète

Les leitmotivs en sont lâarrestation par surprise, la répétition des séjours au CRA, la violence des policiers, le racisme de certains, les provocations, le passage à tabac, le chantage aux visites, le mitard, la saleté des cellules et des sanitaires, la surpopulation, les bagarres qui se déclenchent, le sentiment dâêtre traité en animal, le stress, lâinsomnie, lâennui, lâattente de la libération, les grèves de la faim pour lâobtenir, lâautomutilation, les tentatives de suicide, les papiers quâon nâa pas, ceux quâon avait mais que lâadministration a avalés en silence sans quâon sache comment les récupérer, lâattente de lâacceptation de la demande dâasile, le désir de rentrer au pays à force dâavoir été réenfermé x fois, mais aussi lâangoisse dây être renvoyé de force:

103
[...]
On nâest pas des terroristes pour nous faire ça, on est juste des gens qui nâont pas eu leur chance. Ils ont tenté leur chance chez eux, ils lâont pas eue.
Ils sont venus ici pour améliorer leur situation, pour aider leur famille là-bas et ils se retrouvent dans un avion scotchés et rentrés vers leur famille, câest un peu dégoûtant,
câest même beaucoup dégoûtant parce que, imagine comme par hasard ce jour-là, un mec de son quartier rentre avec lui dans lâavion et il le voit comme ça.
Nous on voudrait quâils arrêtent de renvoyer les gens de cette manière. [...]

Et parmi cet entrelacs de souffrances, celle de lâapatride obligé :

93
on veut mâexpulser mais aucun pays me reconnaît,
Croatie, Serbie, Bosnie, je suis né en ex-Yougoslavie.
Je suis parti à lââge de deux ans,
jâai pas de pays

À la différence de Svetlana Alexievitch qui sâimplique dans ses riches préfaces et postfaces, mêlant ainsi sa voix et sa sensibilité au concert de celles quâelle a assemblées, Mathieu Gabard a préféré une simple « note de lâauteur » en ouverture, donnant froidement la réalité des choses au point de vue administratif :

Les « Zones de Séquestration et de Tri dâHumains (ZSTH) » quâon connaît sous le nom de « Centre de Rétention Administrative (CRA » ont été officiellement mises en place par lâÉtat Français à partir de 1981. Il y en a vingt-quatre sur le territoire français. Des femmes, des hommes et des enfants ne répondant pas aux critères administratifs y sont séquestrés pour une durée maximale de trois mois depuis janvier 2019 (en 2011 elle avait été fixée à un mois et demi, en 1981, elle était de sept jours). Durant cette période, si la préfecture obtient un laisser-passer consulaire de la part dâun autre pays, ils sont déportés. Dans le cas contraire, à lâissue de la durée maximale de séquestration, parfois avant, ils sont relâchés ».

Deux brefs avant-dire de lâéditrice et de Jean-Pierre Siméon convergent ensuite vers ce que le second nomme « un rappel à lâordre de lâhumain en un temps inhumain ». Une note bibliographique rappelle à la fin du livre le combat de ceux qui, comme la Cimade (Chroniques de rétention, 2008-2010, Actes Sud) et quelques autres, sâefforcent de lutter quotidiennement contre la séquestration des migrants.

Jean-Nicolas Clamanges

Mathieu Gabard, CRA 115 propos dâhommes séquestrés. Éditions des Lisières, 2019, 12 â¬.


Extrait

102
je veux pas passer un jour de plus dans ce centre, je préfère quâon me renvoie en Suède ou en Irak.
Vous devez fermer ce lieu.
Si vous arrivez à faire que ce lieu ferme, vous commencez à fermer chaque lieu comme celui-ci.
On peut rien faire ici, câest pire que la prison,
pas de sport,
on est comme des animaux,
vous devez aider les gens à lâintérieur.
Ici, câest comme être en Irak, en Syrie ou dans un pays du Moyen-Orient,
câest pas la France,
câest pas lâhumanité !
Vous devez alerter les médias sur ce quâil se passe !
Ici câest fermé, câest secret, appelez les médias sâil vous plaît.
Ça va pas !
Jâespère que vous allez fermer ce lieu



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