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(Note de lecture) Et, de Bernard Chambaz, par Julia Pont


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Posté 13 mai 2020 - 01:38


6a00d8345238fe69e20263e947fe0c200b-100wiBernard Chambaz a publié en janvier 2020 un nouveau livre intitulé Et chez Flammarion. Le titre fait écho aux ouvrages précédents : Été I et II, Etc., comme une variation autour de quelques caractères. Il y poursuit un travail poétique sur un ton de conversation : rêveries et souvenirs s'y expriment de la manière la plus naturelle, comme dans un carnet de note ou un journal.

Le livre est composé de cinq parties qui pourraient être lues séparément : la première mêle les souvenirs d'un voyage en Syrie avec sa femme à l'évocation des vies d'Ezra Pound et de Rosa Luxembourg, qui ont poursuivi la poésie, avec constance et légèreté, malgré l'enfermement et la solitude. La seconde évoque la mort prochaine d'un cousin atteint d'une tumeur au cerveau ; elle entremêle souvenirs et réflexions sur le temps qui passe et l'inexorabilité de la mort. La section intitulée « En vrac mon petit Nerval » conte la « vie de désastre » de G. Nerval, ses folies et ses lubies, sur un ton assez léger. Le chapitre suivant, consacré à Kerouac, semble emprunter des tournures étrangères, intervertissant régulièrement l'auxiliaire être et avoir, comme si le texte se disait avec l'accent de l'écrivain américain. Enfin, l'ouvrage se clôt sur un hommage au poète Matthieu Bénézet, ami de Chambaz mort en 2013, qui se révèle comme le destinataire et le sujet principal du livre, parce qu'il est aussi l'occasion de défendre une vision commune de la poésie.

Ces différentes sections créent un réseau complexe de sens. Le livre peut être lu comme un hommage aux poètes. Chambaz y défend une poésie capable de « lancer à la cantonade l'intimité la plus éblouissante » (p.149), et souscrit à un lyrisme « qui ne se réfute pas plus que l'érosion, qu'un ciel de traîne ou un parterre d'azalées, le frigidaire et le sofa, l'ombre des colosses, ta couronne, notre salut forcément ému adressé à l'assemblée des en-allés [â¦] », un lyrisme « en taille douce » (p.152-153).
Mais le recueil s'articule aussi autour du thème de la perte : la poésie apparaît alors comme un rempart contre l'inexorable disparition des êtres chers. Martin, le fils perdu par Chambaz, qui était le cÅur des livres précédents, apparaît ici en négatif : chaque perte semble refléter cette disparition originelle. Dans un passage émouvant qui clôt la première section du livre, Chambaz s'adresse à son fils pour s'excuser de ne pas faire, cette fois-ci, un livre sur lui.
Enfin, il s'agit aussi d'un livre d'amour dédié à sa femme, Anne. Elle apparaît dans chaque section sous la forme d'un « tu » qui partage avec le poète ses joies et ses peines. Au milieu de l'hécatombe, elle est l'ancrage : celle qui n'est pas perdue. 

Les poèmes se présentent tous de manière similaire : ils sont versifiés, numérotés et occupent une seule page, à l'exception du texte final de chaque section, précédé de la mention « sq. » ou « sqq. », plus long et en prose, et qui explicite ou commente les poèmes précédents. Chaque texte se donne donc comme un poème, une unité de texte. D'une page à l'autre, l'enchaînement n'est pas évident : un poème peut être adressé à sa femme, et le suivant à Matthieu Bénézet. Pourtant, à lire le recueil en entier, nous ne sommes jamais tout à fait perdu(e)s dans le jeu des entrecroisements et des échos. Les associations d'idées du poète deviennent peu à peu les nôtres. La juxtaposition, qui inspire le titre du recueil, est principe de composition. D'ailleurs, les poèmes de la première section débutent tous par « et » :

            3

et les conjonctions de coordination relancent
la mécanique du poème comme
elles nous relancent
            toi;et;moi;
            depuis;n'as pas envie
            de compter;un temps
            pas croyable en effet;


Le matériau biographique est transformé en poème d'une manière qui semble tout à fait évidente au lecteur. L'intime y est lancé « à la cantonade » : la langue est travaillée justement dans le sens d'une expression fluide de l'intime, comme s'il était tout naturel de parler ainsi. Des réflexions circonstancielles, peut-être même banales, se révèlent alors sensibles pour le lecteur. Nous finissons par aimer sincèrement ce « je » qui parle.

Le texte nous promène à travers souvenirs et rêveries avec franchise et délicatesse. Bernard Chambaz nous fait les témoins de ses amitiés poétiques, de ses discussions imaginaires, de ses mythes personnels. Nous entrons dans la conversation intime d'un poète avec lui-même et avec les autres poètes à travers le temps. Car dans ce livre, la poésie maintient la mémoire des « en-allés » : elle a le pouvoir de garder trace des liens entre les êtres et entre les Åuvres.

Julia Pont

Bernard Chambaz, Et, Flammarion, janvier 2020, 162 p., 18â¬


Extraits
           

            15

« pluie endormie pluie
endormi
qui me réveille
parce que mon sommeil n'est plus
à la hauteur de nos nuits
ni des rêves où je cours sans effort
apparent et que ce qui luit
tout là-haut
a le même air que ce qui luisit
â passé simple â
entre les deux rangées de peupliers
noirs de notre royaume à Lucques
« la pluie d'exister »
comme un dernier recours
(p.135)

            16

un été il y eut Ferrare
et le vif désir d'y revenir en hiver
pour accomplir
un vÅu
secret ayant avoir avec
un pêcher dans le jardin du ghetto
les Este notre hôtel
tout à côté du palais jaune d'Ettore Bugatti
« la robe par-dessus la tête » â pas
tout à fait â la robe
juste avant que tu ne l'aies enlevée
alors que tu m'invites pour la cent millième
fois ou à peu près
à convoler
(p.136)


            [â¦]

            29

non, la mort ne relève pas de la beauté
et pourtant
c'est bien la Beauté qui sourd
de ces derniers poèmes
qui font face et qui en même temps font
comme si ne pas
â s'entêtent â continuent à lancer à la cantonade l'intimité
la plus éblouissante â prorogent l'échéance â maintiennent
non pas l'espoir
mais l'éclat de ce qui fut
du noir de la douceur du sort des marguerites
jusqu'à nous laisser nous-mêmes
sans voix
au bout du corridor
sur le seuil de la chambre et des deux corps du roi
« Enfant, tête couronnée de
soleil »
par quoi naguère tout avait commencé
(p.149)


PZvVdCfuA7M

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