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(Note de lecture) Dominique Fourcade, magdaléniennement, par Alexis Pelletier


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Posté 03 juillet 2020 - 09:41

 

6a00d8345238fe69e20264e2e67a77200d-100wiIl y a vingt-deux poèmes dans magdaléniennement et cet ensemble creuse la même ouverture au monde par les mots. Cette spécificité fait que lâouvrage semble être à la fois un recueil et un livre. Il rassemble des poèmes écrits entre 2011 et 2020 et les classe dans un ordre qui nâest pas forcément chronologique. Ceci participe dâune construction de lâouvrage qui se rapproche du recueil. Et simultanément, le dernier poème â qui donne son titre à lâouvrage â attire dans son déploiement tous les autres poèmes comme la manifestation dâune même énergie à lâÅuvre au fil des pages. Et câest ce qui fait un livre dont la lecture ne laisse pas dâêtre bouleversante.
Il y va, tout dâabord, dâun certain lyrisme. Il faut, quand on utilise ce mot, ne pas se laisser prendre au fait que lâépoque, qui a tendance à capter le sens et à défaire notre rapport aux mots, a eu la fâcheuse tendance de confondre lyrisme et pathos. Le lyrisme de Fourcade est un chant qui sait que « tout arrive » et qui, jusque dans la mort, travaille et creuse le fait de construire une langue qui nâest jamais séparée du réel : « câest arrivé dès mon enfance, et sâest répété maintes fois depuis avec le sentiment de terreur : ça câest lâénormité du battement dâailes de toutes les forces dâun pigeon qui se jette dans lâair nu, risque inutile et si beau » (p.7). Ces premières lignes du premier poème du livre mettent en évidence une attitude indissociable du poème : elle participe de la manière de sâadresser à lâautre mais aussi du risque et de lâimprovisation et, enfin, dans le lyrisme même, dâune disparition du moi, même quand le « je » sâexprime : « toi, ton nom mâa échappé depuis des millénaires et quant à toi, ton nom mâéchappera bientôt, mais le nom de lâauteur nâimporte pas » (p.8).
Lâautre, câest une manière contemporaine â câest-à-dire inscrite dans le temps de lâécriture â dâenvisager ce qui ne peut se désigner que par lâexpression Åuvre dâart et qui fait signe aussi bien vers les Åuvres, les artistes, les poètes que vers celles et ceux qui les font passer, qui les critiquent, et qui permettent de mieux discerner lâépoque.
On comprend alors que le deuxième poème « ioche » soit une sorte dâode à Maria Alekhina, Ekaterina Samoutsevich, Nadja Tolokonniva, les trois Pussy Riots condamnées par le pouvoir russe : « syllabes investies de lâinternement, odeur dâurine, elle-même à goût dâasperge parce quâon a été obligé dâen ingurgiter dâimmondes la veille, voulez-vous de moi dans lâobscurité. » (p.15).
Et discerner lâépoque, câest pour Fourcade être en mesure, dans une sorte dâà-plat, de lier lâengagement féministe à un souvenir des rondeaux de Charles dâOrléans, à un texte dâElfriede Jelinek ou, dans le temps du livre, à lâexposition du Metropolitan Museum de New York consacrée à « Madame Cézane », en 2014. Câest, bien sûr, le troisième poème « Madame C » : « encore ces instants dont je ne saurais dire la durée parce que tout sentiment de durée sâabolit » (p.17). Il y a une sorte de concentration voire de réduction de lâépoque dans les mots pour que ceux-ci puissent se déplier ensuite et saisir le lecteur. On se rappelle dâailleurs, même sâil nâapparaît pas directement dans magdaléniennement que Fourcade est également indissociable de lâÅuvre de Simon Hantaï.
Avec « Madame C », et sans doute à lâaveugle â cette thématique intervient plus tard â, toute lâéconomie du livre est en place, puisque « Mme C », câest lâoccasion de faire entrer avec « cycladic you » (p.16), la force magdalénienne en même temps quâune « chanson : / câest très aimable à toi câest très vertigineux à toi de poser pour moi sans te balancer / ne sois pas inquiète tu nâes pas mon motif ni toi ni rien / mon motif câest de travailler un étal de temps-espace / une simultanéité de tous les points, des harmoniques / un inaccent dur / dans ma défaite de chaque jour / une organisation un dispositif je mâaffaire ne sois pas désolée » (p.22).
Le poème devient une concentration du temps dans lâinstant, en même temps que lâinstant accède à un déploiement sans précédent. Et câest ainsi que « persiennes » évoque « une périssoire de tendresse » (p.24). Ici, avec la périssoire, le complément du nom donne lâimpression que quelque chose surgit du passé avec tension et douceur à la fois pour affirmer ensuite que « le grand sujet est la condition féminine » (p.24) qui doit se confronter à ce que Fourcade appelle, dans un raccourci, la « syllabique mélancolie » qui concentre au féminin lâhistoire de « nous les dépossédées, les dispersées » (p.29).
Parce que « la volupté dâécrire mène à la mort » (p.24), lâécriture fait face.
Le poème « 7 splash 2015 » accompagne les attentats de Charlie Hebdo, avec « Cézanne Dickinson préhistoire même propagation » (p.31). Et câest magdaléniennement quâapparaît lâécriture comme réponse à la sidération. Ainsi « après les attentats », le « je » dépossédé de soi qui écrit les poèmes, a posé « des garrots aux mots en sang » (p.39).
Le poème, quâil soit écrit pour une occasion précise ou non, touche donc à une sorte dâimmémorial que Fourcade affirme dans « en allumant pour tes 80 ans ». Et cet immémorial rejoint la phrase mise en exergue du poème éponyme (p.121) : the best of the old lit. is as modern as the best of the modern. En effet, cette phrase, prise dâune lettre de Lorine Niedecker à Zukofsky, agit un peu comme la matrice de toute lâécriture du livre.
Dans une perspective qui se saisit des Åuvres comme ce qui donne à voir avant ou au-delà des mots, le geste de création â Lascaux, la Vénus de Lespugue dans la perspective de Cézanne, de Matisse, de Baudelaire, de Merce Cunningham ou de Pina Bausch et inversement (pour ne citer que quelques références de magdaléniennement) â est ce qui ouvre sans retrait. Voilà ce que la citation de Niedecker fait surgir avec cet aspect déchirant qui est le propre de la poétique de Fourcade : « une déchirure, ce qui sâest déchiré câest la présence, son effet opère au seul son dâelle-même » (« dances at a gathering », p.78).
Le propre de lâépoque â la nôtre, celle qui nous fait contemporaines ou contemporains de magdaléniennement â câest que cette présence est un abîme qui fait que le poème sâécrit aussi dans le deuil. Le poème « le cap C » écrit « pour John Ashbery / in memoriam » (p.72) le formule ainsi : « le cap C / a été toute la vie merveilleux à passer / aventureux à passer / sans retour à aimer / au-delà on ne sait plus naviguer / obligatoire tel un désir / individuel universel / lâabîme sans quoi on nâest ni un écrivain ni un écureuil » (pp.67-68).
Il y a certes dans ce livre une manière de convoquer le vécu mais il faut toujours la lire dans la tension « individuel universel » où le « je » ne sâexpose quâau prix dâune dépossession de soi. « mets-moi le mors de Nocturne », poème écrit pour un numéro dâEurope (à paraître) sur poésie et chanson, trouve une formulation liée au chant qui pose cette expérience avec force : « dans nos métiers, dans les métiers du lyrisme, nous avons essentiellement à être le son. non pas à utiliser le son comme un outil pour traduire un sentiment ou une idée, mais à être dans le son comme mode de lâêtre au monde. du dire comme seul mode de lâêtre. » (pp.93-94).
Fourcade y expose la force lyrique de son poème au regard contemporain de la Vénus de Lespugue. Et le lyrisme consiste alors à « épouser le polémique de toute chanson en même temps que le chansonique du poème. de ce travail dans la paroi du son les adultes ne sauront rien non plus » (pp.96-97).
Ces deux dernières citations permettent en outre de souligner le travail sur la ponctuation, rythmique et respiratoire, pneumatique si lâon peut dire. Le point sonne comme une pause, et lâabsence de majuscule â jusque dans le titre â dit que le poème est un toujours-déjà contemporain comme toutes les Åuvres qui ont saisi le poète à lâÅuvre.
Une autre phrase mise en exergue de lâultime poème éponyme, après celle de Lorine Niedecker, peut être également considérée comme la matrice a posteriori de magdaléniennement voire de toute lâécriture de Fourcade. Câest une citation de Bataille, dans Le Petit (1943) : « mon père mâayant conçu aveugle ».
Fourcade lâa légèrement modifiée, lui supprimant la majuscule initiale et ne retenant quâune partie de la phrase originelle qui est : « Mon père mâayant conçu aveugle (aveugle absolument), je ne puis mâarracher les yeux comme Ådipe. » (Romans et récits, « Bibliothèque de la pléiade », 2004, p.364). Chez Bataille, câest notamment une manière de sâinscrire hors du monde chrétien voire de la civilisation occidentale, câest-à-dire de sâinscrire dans ce que Fourcade nomme « étal dâun monde sans origine » (p.124).
Toute lâÅuvre de Fourcade semble procéder du même geste initial. Dans Le ciel pas dâangle, le premier poème affirme : « Enfin hors du monde chrétien, je conjugue le présent, sans refus désormais ni revendication. » (Le ciel pas dâangle, P.O.L, 1983, p.12). Évidemment, tout magdaléniennement fait écho à cela depuis les Vénus cycladiques jusquâà Merce Cunningham, en passant par Poussin, Cézanne et Rilke. « Orion sâenfonce à grands cris dans la profondeur de la nature en quête de la lumière du soleil, toutes sortes de personnes observent ou participent, tandis que le baigneur de Cézanne est debout seul dans le plan, absorbé dans son être-là, muet et songeur, comme la nature elle-même dans le plan, muette et songeuse, tous deux dans la lumière, mais une lumière morte, une lumière pour la mort. une lumière de face. ce que peint Cézanne, câest Orion de face, Orion ayant renoncé à nâêtre pas moderne. Cézanne Rilke Heidegger sont les grands penseurs de la mort hors du monde chrétien. en ce sens, ils sont lâune des trames du monde moderne. » (pp.170-171). Faut-il, ici, rappeler quâOrion est aveugle ?
Fourcade ainsi versifie le désir comme un renversement permanent qui entraîne de la mort à la vie, par cette manière magdalénienne : « sur toute la surface / le désir / trouve plus honnête / de prévenir / fût ce en une seule syllabe / quâil est la sentinelle de la mort » (p.179). Angoisse, deuil, anxiété, mort, tout converge dans lâécrit, au risque de ce qui se découvre par le travail des mots. Câest dâailleurs ce travail qui permet de voir la cohérence de lâécriture de Fourcade presque comme une grande phrase commencée â sans mot â dès avant Le ciel pas dâangle.
Pour preuve : le Centre Pompidou a la bonne idée de faire un nouveau tirage du texte Rêver à trois aubergines, à propos de Matisse. Ce texte avait dâabord été publié en 1974 dans la revue Critique, puis édité par le Centre Pompidou lors de lâexposition Matisse. Paires et séries en 2012. Il reparaît pour lâexposition Matisse, comme un roman. Évoquant les intérieurs symphoniques de Matisse que sont LâAtelier rose, La Famille du peintre, Intérieur aux aubergines et LâAtelier rouge, Fourcade a cette hypothèse qui est celle de toute son écriture : « Sâil est vrai que lâon nâest heureux quâau travail, et au sein du travail, seulement dans les moments où sâenclenche et se maintient le plus fort régime ». magdaléniennement est le livre de cette lancée. Heureux dans ce travail magdalénien qui fait face à une époque dâangoisse.

Alexis Pelletier

Dominique Fourcade, magdaléniennement, P.O.L, 2020, 192 pages, 21â¬.
Dominique Fourcade, Rêver à trois aubergines, Centre Pompidou, 2020, 48 pages, 10,50â¬.


Extrait
à partir de Cézanne se configurent des moments modernes antérieurs postérieurs peu importe puisquâils sâéclairent les uns les autres en constellation. le moment Beethoven-Hölderlin qui, dans son essence, est le plus cézannien. le moment Donatello. lâinstant Cyclades syllabique. lâévénementiel Lespugue-Lascaux. en chacun de ces moments se formule le désir lié à la mort. le moment raies fossiles que mon écriture me révèle et qui est celui qui me bouleverse désormais. lâépisode Dickinson-ammonite quasi les mêmes années. et, si peu après, le moment Rilke et la repensée de Cézanne par Matisse. la rencontre avec Cunningham a été dâune grande clarté. chaque moment dans sa chaux dense, dont les cristaux donnent une surface légèrement réfléchissante, étonnamment chaude. jâai fait toutes ces expériences. sâest élaboré un nuage, ni à moi, ni de moi, une sorte dâécriture-nuage, pour les traverser

câest lâaube, je croyais être tranquille
surgit
lâarrosage automatique
une tourterelle profite de la surprise pour se faire un pigeon
magdaléniennement, pp.181-182.



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