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(Note de lecture) Ariane Dreyfus, Sophie ou la vie élastique, par Isabelle Baladine Howald


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Posté 29 juillet 2020 - 09:18

 

Le rouge enfer de lâenfance


6a00d8345238fe69e20264e2eb3aae200d-100wiLit-on encore la Comtesse de Ségur ? Rien nâest moins sûr.
Pourtant, enfant, câest là que lâon sâest reconnue (s), pour certain(e)s dâentre nous, ce que lâont vivait, éprouvait, refusait, dans de grandes terreurs, de doux sentiments et de fortes rébellions. Ni les unes ni les autres ne servent à grand-chose à cette période-là, nous sommes trop petits, les adultes sont toujours les vainqueurs mais au-dedans de ces minuscules personnes que sont les enfants, la construction commence, parfois sur fond de destruction.

Ariane Dreyfus consacre son dernier livre Sophie ou la vie élastique (le Castor astral) à Sophie Fichini, la célèbre petite fille pas du tout modèle, qui a vu ses parents mourir et sa belle-mère la maltraiter cruellement, raconté dans Les Malheurs de Sophie.
Elle ne raconte pas cette vie de Sophie que lâon comprend par allusions même si on nâa pas lu le livre cruel et également bien-pensant (tout le monde pardonne toujours à tout le monde, tout est bien qui finit bien, on finit par se marier plus tard entre soi, entre temps ont eu lieu des horreurs). Non, elle dit littéralement lâenfance, les moments de suspension à regarder du dedans vers le dehors à travers le prisme enfantin (un enfant voit par le détail), les occupations mineures des adultes qui les croient très importantes, lâespèce de concentration infinie à lâÅuvre dans les jeux, les rêveries, la cruauté et la détresse enfantines, la recherche éperdue de la tendresse.

« Docile dès que le chapeau de paille maternel/se pose largement pour que lâombre assez grande/couvre les yeux qui se sont fermés tout de suite/En réalité/Sophie attend la vaste solitude »

Madame de Réan, sa mère, ne veut pas partir en Amérique avec son mari, elle en meurt sur le bateau qui chavire, Sophie est confiée à la redoutable Mme Fichini, sa belle-mère, qui la battra. Sophie rejoindre finalement la famille de Mme de Fleurville et son amie Mme de Rosbourg, et leurs enfants Paul, Camille, Madeleine et Marguerite. Elle y apprend la gentillesse et lâhonnêteté. Mais Sophie a gardé en elle toute sa sauvagerie. Elle aveugle les yeux des lions de pierre avec des cerises, découpe les poissons vivants, enfonce les hérissons dans lâeau,

« soudain elle remonte et cherche partout/ Un grand bâton, il faut lui enfoncer la tête/ Pour quâil meure au plus vite
Plusieurs fois elle le fait, elle le fait plutôt que de pleurer/ Maladroite infatigable. Elle tape tantôt que lâeau, tantôt sur lui
Tournant autour de lâétang
Lâeau envahit le bas de sa robe, bientôt/Elle ne verra plus rien dans la nuit
Cela a déjà eu lieu, cela ne recommencera pas. »

Elle regarde et touche : « Personne dâautre nâest là/Pour lâinstant câest pour elle/ Les ciseaux, les bobines, la verte/La blanche écartée de la noire, le dé/Les très jolies choses admirables/Quâelle pose lentement sur le lit. » Vue et toucher sont peut-être les sens majeurs de lâenfance, le second découle le plus souvent du premier (combien de « ne touche pas ! » dit-on aux enfants comme si regarder suffisait !!!) en tout cas souvent indissociable lâun de lâautre. Sophie est dans son monde dâémotions, de sensations, « Sophie peu à peu devient une pierre brûlante » de rêves et de souvenirs (la douceur de sa mère disparue, « Câest Sophie que Sophie regarde », en se souvenant dâelle).
Le petit miracle de ce livre est dans lâaffleurement. On comprend tout sans quâAriane Dreyfus ait besoin de nous expliquer. Certes la résonance de cette lecture enfantine ne sâest jamais éteinte et trouve en nous de nombreux échos. Mais si Sophie a trouvé le moyen de résister aux coups, elle reste une enfant attentive, observatrice, et tout autant inattentive, distraite, juste comme appelée par lâinstant présent :

« Plus de souliers, plus de bas non plus/Pieds nus il fait doux dans la vase ».

Elle seule, avec lâimmédiateté du désir et de la sensation, comme est au fond la poésie dâAriane Dreyfus, charnelle et gorgée du sang de la vie.

Je crois que les enfants, peut-être encore loin dâêtre des personnes accomplies (mais nâoublions jamais la polysémie de « personne ») sont de tout petits quelquâun, auxquels il convient je crois de parler à leur petite hauteur avec infiniment de précaution et de respect.
Leur regard sérieux recèle des mondes, vert paradis et rouge enfer, dont Ariane Dreyfus a saisi le fragile équilibre qui fera que Sophie est devenue le personnage universel qui nous touche tant, parce que câest elle, parce que câest nous.

Isabelle Baladine Howald

Ariane Dreyfus, Sophie ou la vie élastique, 2020, 110 p., 12â¬
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