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(Note de lecture) Mathieu Brosseau, L'Exercice de la disparition, par Jean-Nicolas Clamanges


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Posté 02 septembre 2020 - 03:48



6a00d8345238fe69e2026bde8f0ed2200c-100wiFruit dâune résidence dâécriture à la Maison de la poésie de Rennes, ce livre est composé dâun ample préambule, principalement en prose, intitulé Le gant retourné, suivi dâun ensemble où domine le vers libre, intitulé Se croiser en X. Les lignes dâun trait saccadé figurant des images de corps ou de membres sous tension font contrepoint aux textes dont ils relèvent teneur et rythmes.
Imprimé blanc sur noir, comme la couverture, Le gant retourné sâouvre sur une captatio benevolentiae intitulée « À toi », exigeant une lecture dont le criterium ne sera pas la qualité littéraire de ces pages mais la sincérité de lâauteur, et, à travers elle, son « innocence » ; lâexplicit du texte annonce pour sa part, comme ouverture sur lâensemble qui suit, une forme non « lissée » dans lâéconomie de ses « variations », au motif que « tout bouge, moi avec, le style [étant] humeur des vents et des marées » â disparates revendiquées comme pierre de touche de la justesse de ce quâon lira:

Tous ces textes, même difformes isolément, même contrastés les uns par rapport aux autres, décrivent un seul et même geste qui leur est infiniment supérieur, et quâil tâappartient, ou non, de saisir.
Alors, oui, je te prie de nâapprécier ici que la sincérité dâune démarche [...].

Câest là reprendre en lâexacerbant le programme de Rousseau dans ses Confessions, quâil sâagisse dâimpliquer la lecture dans lâexpérience de sincérité radicale, ou de lâavertir des fluctuations stylistiques qui en résulteront : « Câest ici de mon portrait quâil sâagit et non pas dâun livre [...]. Je prends donc mon parti sur le style comme sur les choses. Je ne mâattacherai point à le rendre uniforme ; jâaurai toujours celui qui me viendra [...] sans mâembarrasser de la bigarrure » (a).
La réception des textes autobiographiques de Rousseau a montré quâun tel programme devait engendrer dâinfinis conflits dâinterprétation portant sur lâauthenticité de sa prétention à la transparence, ainsi que des ruisseaux dâencre dévolus à démontrer le caractère littérairement calculé de son écriture. Il est probable quâil nâen ira pas autrement de LâExercice de la disparition, pour autant, du moins, que persiste notre espèce pour sâen soucier ; dans lâattente, lâauteur se cautionne, en ses notes infra-paginales, de références canoniques : Verlaine, Rimbaud, ainsi que dâun écrivain contemporain qui nâest autre que lui-même...
Pour ma part, je tairai mes considérations littéraires sur ce texte, puisquâil les désavoue comme hors-sujet, et me bornerai à signaler le caractère extrêmement touchant du dernier tiers, où intervient le récit dâune longue et systématique autodestruction par lâalcool dont la victime ignore même comment elle en fut libérée :

Je ne sais ce qui mâa fait arrêter, peut-être le besoin dâallumer ma parole, dâentendre celle des autres, peut-être la foi dans le monde retourné. [...]
Et quel est-il sinon le monde dévoilé ? Et quel est pour moi lâintérêt, sâil en est, de lâécrire ? Quand les mots sont le chemin même.

Le caractère énigmatique du titre de la vingtaine de séquences qui composent la seconde partie du livre : Se croiser en X, se trouve sinon levé, du moins explicité à la dernière page, comme « ce qui reste » dâun certain « Thieu » que la première page figure en bolide lancé à la vitesse de la Vitesse dans le paysage du monde tel quâil apparaît, les pages suivantes filant lâimage dâune pupille dont la traversée en son centre livrerait lâaccès au « monde vrai », seule naissance authentique à ce quâil semble, en dépit de la théorie dominante, « on croit quâon sort de maman, oh mais pas du tout ! ». Un second préambule, en somme, mais visionnaire, à la vingtaine de poèmes qui vont suivre, dâailleurs lexicalement imbibés autant que rythmiquement syncopés par une sorte de transmutation poétique de ce qui Åuvrait à détruire lâauteur dans la confession dâenfer plus haut évoquée.
Dans cette suite, la pensée médite à partir de supports linguistiques discrets mais stratégiques en ce quâils organisent du rapport à lâespace et au temps, adverbes et prépositions notamment, dont le sens est creusé jusquâà lâinversion : « Tôt ou tard, câest déjà », « ces ailleurs dâhier portent le lendemain », en provoquant des collisions de particules : « après câest dedans », « Rire câest dehors », « Partout sây trouve », etc. où affleurent des rémanences de Jean-Pierre Duprey : par exemple, « Jâhabite ce nulle-part qui mâhabite [...] » (p. 85) (b), ou, parmi les contemporains, dâArmand Dupuy : « lâétranger horde/dehors » (p. 103) ©.
Insistante revient lâimage de la rivière échappée ou du torrent, comme figuration dâune pensée qui va bondissant, selon des rythmes aléatoires : « la pensée chutant, claquée, précipitée, est un corps en rebond galet. Et sa seule misère est lâesprit de suite ». Au point que parfois un bégaiement la saisisse, comme chez Ghérasim Luca, doublé de glissements, chuintements, verbigérations et autres productions glossolaliques, par exemple dans le texte intitulé làX qui aurait sans doute plu au Desnos de LâAumonyme. Cette courbe de cascade affolée procède aussi de torsions morphologiques qui accélèrent le cours mental : « Que croire quand vide ? », « Quelquâun vouloir », « Autophage nous/ces morceaux leur disparition ». Un effet que procure parallèlement lâasyndète : « Toi Juste aigreur soupir lamentation comme/celles refoulées coupées », ou lâélision : « Lâidée câest taire, percer par crire,/Crire nidée, crire tête splose [...] ».
Si ce corps-pensée-flux charrie nécessairement le nonsense et la dérision généralisés, ce nâest pas son tout car sa quête incessante laisse aussi affleurer, en son chaos, des aphorismes : « Les éclaircies sont insolentes », « Quand lâicône se voit, la pensée pense » ; ou encore des sortes de maximes dâune assez belle eau en leurs paradoxes : « Les choses passent, Oui les choses passent/Et câest dedans les choses quâil faut se retrouver » ;  non sans résonances mystiques parfois comme en cette formule jouant sur la syllepse :  « Nâêtre rien pour habiter un parcours qui habite ». Du reste, lâauteur, songeant peut-être à tel film de Wim Wenders, ne revendique-t-il pas, à la fin du Gant retourné, « lâadresse ou la maladresse des anges » ?
Réellement méditative à travers une violence parfois proche de la fureur dâune Alice Massénat, cette entreprise reprend à sa façon le chemin nervalien/rimbaldien vers « La vie de lâautre côté/Une vie détourée ». Cela jusquâà la grande anti-ode à la rude vérité de la perte intitulée La fille qui habite le mur à la Cité perdue, conjuguant une imagerie de la rupture amoureuse proche du Dylan de Like a rolling stone ou de Itâs all over now baby blues, aux violents remous dâune langue dite crachée, sinon vomie, pour chanter à lâélectronique Cité nôtre un retour fiévreux â « comme comète » â du romantisme noir.


Jean-Nicolas Clamanges

(a) Åuvres complètes I, Pléiade, 1959, p. 1154.
(b) Voir les deux Chanson à reculons et La Lande des au-dela, in La Fin et la manière, Le Soleil noir, 1965, p. 51-54 et 63.
© Armand Dupuy, Dehors/hors de/horde, publie.net, 2008 ; un écrivain avec lequel Mathieu Brosseau partage un goût affirmé pour lâanacoluthe rompant le fil syntaxique en fin de proposition, de phrase ou de vers.

Mathieu Brosseau, LâExercice de la disparition, avec des dessins dâEna Lindenbaur, Le Castor Astral, 2020, 130 p., 10 â¬


Extraits

Et quand jâavance
en cadavre, rien, rien ne juge en retour
pas même pas même : rien

ça tire, et traîne un corps, ça

des yeux sont ouverts au scalpel, miens
lâécorce des pupilles remonte et se retourne
à la façon des pétales

sève, lave ou pus poussés
à la vitre les yeux dâun mort ne disent : rien
pas même pas même

et se libèrent et sâenvolent les derniers oiseaux
encore là, restés



il nây a plus quâun Åil à la fenêtre
pas plus

Le gant retourné, p. 24-25

*

Prendre corps au rebond I.

Allons

Mieux vaut, amnésiques et funestes, prendre son corps au rebond plutôt que rire de sa trace.

Ou pire : sâendormir dans le lit de son récit.

Mais, définitivement, lâirréparable serait de prendre deux corps ou plus, porteurs dâautres vies. Leur fiction vous attirerait irrémédiablement vers leur jus sucré collant et vous nây échapperiez pas, sauf à devenir bêtement fou (câest-à-dire détisseurs de broderies).

Et un corps, ne jamais répondre à la question triviale :
« Oh, mais quel bon vent vous amène ? » Taire la pensée
des nautres nâest pas la nier, elle, non, non, câest juste rester fluide,
le, fluide, dans ses, attaques, et, ses, remous.

Ça ressemble à du rafting ça.

Ou à un corps ça.

Un objet chutant sans fin dans un tunnel mal pavé, chutant comme celui dâune pensée vivante, un corps-poupée parfois raclant les pierres, rafting, chutant, ou rebondissant contre elles, parfois tamponnant contre les rochers qui lâexpulsent ou glissant dans un air noir.

Se croiser en X, p. 105-106



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