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(Note de lecture) Laurent Albarracin, L'herbier lunatique, par Jean-Nicolas Clamanges


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Posté 09 septembre 2020 - 08:43


6a00d8345238fe69e20263e963b6cf200b-100wi« Un soir, jâai assis la beauté sur mes genoux â Et je lâai trouvée amère. â Et je lâai injuriée. » Rimbaud affirme quâau moment où il écrit, cette faute est abjurée. Mais comme lecteurs des Illuminations ou des Derniers vers, à quoi nous exposons-nous ? À lâabjuré ou à son contraire ?  Lisant le dernier opus de Laurent Albarracin, la question me revient dâun coup dâaile : jây rencontre en effet des accords, des harmonies qui renouvellent ma perception des « choses » telles que je les ressentais jusquâalors ; mais aussi du discord, de la dissonance à lâégard de ce que jâimagine dâune expérience poétique de la beauté comme « réel absolu » (Novalis) â cette énigme. Il y a dans ce recueil des pages qui frôlent ce rivage, comme chez le Follain dâExister, ou le Guillevic de Domaine : des vers où se trouve énoncé ce quâon avait perçu à part soi sans en rien pouvoir dire (cf. Proust et le « zut » réitéré du ânarrateurâ se souvenant dâun émoi de cette sorte). Voici donc de ces vérités sans prix, qui ont « dû venir à tout le monde et que quelquâun sâavise le premier dâexprimer » ainsi que le formule Boileau (a) :

Les arbres se dressent
comme un vestiaire
offert à lâoiseau [...] p. 43

Jette une pierre dans le lac
pour éveiller son gouffre [...] p. 40

Ou encore, telle trouvaille pongienne : « Entre une prune et le ciel bleu/un peu de pruine/comme un rapport entre les deux/qui aurait cristallisé » (p. 19).
Cependant, si L. Albarracin sâétait endormi dans cet excellent rêve (parole de meunier !), il nâaurait pas fait son Åuvre propre, laquelle consiste, entre-autres, à troubler lâaise de sa lectrice ou de son lecteur par des mots, des vers ou des strophes qui rompent à lâimproviste le charme de la reconnaissance. Ainsi, par exemple : « La loutre aide la rivière/à rêver dans son lit/Le caillou que tu ramasses/bouleverse ton collier ». Si les deux premiers vers suggèrent une sorte de communauté bachelardienne du monde des eaux où lâon se glisse volontiers, la suite de la strophe ne brutalise-t-elle pas quelque peu la rêverie amorcée ?
Si lâeffet de surface ou de première lecture ressortit souvent aux trouvailles que jâévoquais plus haut, quâon sâattarde et quâon creuse un peu, et voici que sâéchappe lâeffet dâheureuse reconnaissance. Ainsi, tel poème juxtapose à telle strophe paraissant âpoétiquementâ évidente, telle autre dont la moindre évidence, voire lâénigme, en obscurcit lâéclat aphoristique ; voici un énoncé général point trop résistant à lâintuition : « LâÅil est intouchable/il sâest tellement frotté/au monde » ; voici la strophe suivante : « La perle est un peu comme/confier ton pansement/à ce qui te blesse » (p. 36) ; sâagit-il dâune glose discrète dâune fameuse clausule pongienne ? à moins que lâalliance douce-amère de ce qui soignant blesse ne renvoie aux racines pétrarquistes de la poétique albarracine (dâautres occurrences en affleurent ailleurs) ? Si lâon voit vaguement la proximité sémantique des vers 2-3 et 5-6, ainsi que lâanalogie associant Åil et perle, lâensemble laisse tout de même perplexe.
Cet Herbier lunatique pourrait ainsi procéder dâune volonté concertée de subvertir lâhortus conclusus des beautés poétiques (leur anthologie) en y pratiquant des greffes saugrenues, lâune des principales techniques consistant à unifier la strophe, ou la suite de strophes, par toute la lyre les liens lexicaux, phoniques, rythmiques, rimiques, grammaticaux, etc., tout en faisant soudain basculer le poème dans lâimprobable sur le plan sémantique. Ainsi : « Exposée/à lâexact/la pierre/exsude/sa main » (p. 14) : 3 syllabes pour les vers incluant âexâ, deux syllabes pour les autres. Sémantiquement, les trois premiers ont un côté âCimetière marinâ très condensé, suggérant une sorte dâextase matérielle sous lâaplomb de Midi; mais les deux derniers rompent lâeffet dans un sourire, sinon dans un éclat de rire, et le voilà congédié. Ce qui nâempêche nullement de rêver au potentiel de lâinversion finale, car si « Lâargile rouge a bu la blanche espèce » et si des crânes creux sont devenus la terre, pourquoi pas lâinverse après tout ?
En termes de registres, et sans préjudice dâun inventaire plus fin, on distinguerait :
- quelques poèmes où le sentiment dâheureuse justesse âpoétique/naturelleâ ressentie par le lecteur ou la lectrice ne se trouve quâà peine violenté â souvent à la chute du texte â, les vers qui précèdent développant une continuité sémantique par narration ou amplification. (Côté âEluard-Guillevicâ si lâon veut).
- un riche chÅur de poèmes énergumènes où la séquence I, suscitant lâeffet de âmiroir aux alouettesâ, se trouve contestée par un effet de décohérence sémantique provoqué en séquence II, lequel est simultanément mis en tension par le jeu des parallélismes et de certaines figures rythmiques et phoniques suggérant une cohésion formelle de lâensemble. (Effet âRimbaud-Bannières de maiâ pour qui écouterait les choses de cette oreille-là).
- et puis le côté âDesnosâ (celui de Langage cuit) : certains vers ou strophes (jâen ai trouvé treize) où un idiomatisme adroitement travaillé sâoriente vers autre chose. Ainsi : « Un coup dâépée dans lâeau/vous change lâeau en eau [...] (p. 50), où lâon retrouve le goût de lâauteur pour la tautologie, mais pas seulement ... Ou bien : « Pomme pourrie/prend ses quartiers/dâavoir été » (p. 48) dont on se demande ce quâen eût pensé lâauteur de Signe ascendant, affirmant le caractère irréversible de lâorientation de lâimage analogique comme « tension vitale tournée au possible vers la santé, le plaisir, la quiétude, la grâce rendue [...] ». Pour sa part, L. Albarracin, qui est aussi un théoricien de lâimage (b), ne répugne guère aux inversions lunatiques : « Poire/laminoir/du couteau » (p. 48).
Finalement, la formule qui me vient pour embrasser dâun coup dâÅil lâexpérience, serait celle dâune poétique de lâanacoluthe généralisée sur les plans compositionnel et sémantique, le plan rythmico-syntaxique en demeurant à peu près indemne. Cette façon de rompre systématiquement avec lâattente quâon vient de susciter semble dâailleurs contaminer lâéconomie du recueil : les neuf premières pages concernent exclusivement la pierre ; lorsque la dixième amène le motif de la fleur, on sâattend à ce quâelle amorce un nouveau groupe thématique... Or point du tout ! les pages qui suivent concerneront dâautres objets (ainsi dâailleurs que pierre, caillou, fleur ici ou là), sans progressions thématiques nettes, sinon par brèves fausses amorces, jusquâà la dernière page qui rassemble en une sorte de coda quelques-uns des motifs récurrents disséminés dans la disposition dâensemble â page quâon trouvera à la fin des extraits ci-dessous cité, pour ce quâelle atteste de la dérouillée joueuse que lâauteur, en ce recueil, pourrait bien avoir administrée à son art.
Pour conclure, ce recueil de courts poèmes en vers plus mesurés quâils nâen ont lâair, peu avare de jeux phoniques de toutes sortes, de parallélismes propres à la poésie de tous les temps, autant que dâasymétries sans résolution; formulé dans un lexique plutôt ordinaire, mais riche en latences qui le constituent progressivement en anti-code ; procédant dâune expérience des choses que chacun peut naturellement retrouver dans lâimmédiat ou par mémoire ; plein dâhumour à son propre égard et malicieux envers une âpoésieâ qui aurait lâinfortune de se prendre au sérieux, est de ceux qui, aujourdâhui, me plaisent assez, en dépit de son côté volontariste, de quelques grincements aux articulations, et de certaines chutes de tension ici ou là.  
Dans lâesprit, câest en effet un peu comme notre vie à tous : â Tu espérais mieux ? Eh bien, voici le contraire ! â Tu désespères ? Mais voici de quoi revivre. Bien sûr, ça ne marche pas à tous les coups, et lâon jette parfois lâéponge en lisant par exemple que « Lâeau est la clef/qui lave/de toutes les serrures » !
Concluons avec le sage, quâ« en tout cela le résultat est incertain, mais nous nous décid[er]ons néanmoins à [ré] entreprendre» ©

Jean-Nicolas Clamanges

Laurent Albarracin, LâHerbier lunatique, Rougerie, 2020, 58 p. 12 â¬

(a) Préface de 1674 à ses Åuvres en trois volumes.
(b) De lâimage, éditions de lâAttente, 2007. Un premier état est publié sur le site de Pierre Campion.
© Sénèque, Des bienfaits, iv, 33, 2.


Extraits

Ajoutez une pierre dans le ruisseau
et rien nâest changé
sauf lâexpérience rajeunie
dâun pas de géant
le cours des choses
dévié dans les choses (premier poème)

*

Toute la mer est une paupière
qui bat contre un grain de sable
Les oiseaux avec leur feuille universelle
récompensent des blessures (p. 17)

*

La goutte dâeau qui se détache
tombe de la lenteur dans la vitesse
comme le fruit mûrit
longuement sa chute
et comme la vie prépare
lâimpromptu (p. 21)

*

Le vent se déchire
grâce aux feuilles des arbres
Elles sont les petites mains quâil emprunte
pour quâelles le déchirent (p. 26)

*

Lâherbe qui pousse
entre ce qui nâexiste pas
le démolit

lent moulin
illuminé par
son bief (p. 55)

*

Dans lâemportement du ruisseau
qui passe sur les pierres
comme une aile
comme un couteau qui racle
câest le même qui change et ne change pas
et sâen trouve décapé (dernier poème)


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