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(Note de lecture), Ewa Sonnenberg, Hologrammes et Justyna Bargielska, Nudelman par Mazrim Ohrti


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Posté 07 octobre 2020 - 01:10


Coup double dans le domaine polonais « ailleurs est aujourdâhui » de chez Lanskine. Saluons Isabelle Macor qui fait une fois de plus un magnifique travail de traduction et de présentation de deux poétesses illustrant chacune à sa façon la poésie vivante made in Polska. Coup sur coup et ton sur ton. Ou presque, car il sâagit de deux écritures bien distinctes où interrogations et doutes communs affleurent ici et là. Raison et conscience individuelles sâinscrivent nécessairement dans lâHistoire. Respectivement la cinquantaine et la quarantaine, Ewa et Justyna sont dans un bateau et se retiennent mutuellement pour ne pas tomber à lâeau, par-dessus bord dâune Pologne à la culture tenace, qui a certes pris les tics de la mondialisation mais semble encore dubitative devant ses dégâts provoqués.

6a00d8345238fe69e2026bde9969ce200c-100wiEwa Sonnenberg, comme tous ses compatriotes, a un rapport bien ancré à lâHistoire. « Lâexil est témoin dâune tragédie (â¦) lâexilé nâest que le dernier mot (â¦) » écrit-elle. Lâhomme est un perpétuel exilé, du fait, entre autre, des guerres passées et présentes. Un totalitarisme dâun genre nouveau sâimpose désormais, insaisissable et insidieux, visant à juguler toute prise de conscience individuelle. Dans le poème « No name » deux choix sâopposent dès lors que lâêtre politique concourt à sa propre destruction ou au contraire résiste à sa condamnation en sâaffirmant au point de départ dâune ère nouvelle : « Je nâai pas de nom propre je nâai pas de maison / je possède des milliers de noms et des milliers dâadresses / le temps pour moi nâexiste pas (â¦) tout ce qui est humain mâest étranger / il nây a pas une langue dans laquelle je pourrais mâexprimer / je pars non pour revenir mais pour advenir (â¦) ». Quitte à transiger avec la perspective du transhumanisme, à savoir avec un « mode dâemploi des / émotions et du corps », un « Credo nanotechnologique ». Ces vers portent en leur re-vers le désir dâun nouvel homme (plus spirituel ?), dût-il faire de la poésie son seul espace vital. Toujours dans ce constat « A vrai dire lâhumanité me blesse » parle de solitude en tant que véritable pathologie du corps social, et de la civilisation. « Anatomie de la tristesse » figure cette lucidité à même de renforcer lâéquilibre car « La tristesse est une circonstance dans laquelle tu observes plus et plus intensément ». Il est question, pour lâinstant, de mesurer la situation. Dans « Nouvelles preuves au sujet du prestidigitateur de banlieue » le ton est à la mesure de lâambiance abordant lâéchec de la littérature au profit de la technologie redéfinissant la vie humaine : « bits dâinformation : distance et résolution / killer électron post processing (â¦) les humains me font penser à la pire variété dâéquipement autorégulateur ». Autrement dit lâhomme comme la pire des machines dont le projet matérialiste dévoile enfin ses limites. Devant la nature indomptable ? « La suite du chemin nâest que celle qui sâétend devant ta vue » relativise lâauteure dans « Space lover ». A chacun aussi de créer son environnement. Néo libéralisme pas plus que Marxisme-léninisme ne satisfont un cadre réel, tandis quâon sera passé par ces phases prétendument contradictoires (cf : « Un sourire à la mesure de ta réticence »). Entre peste et choléra, le cÅur façonne un au-delà toujours possible en poésie. De par son insatisfaction, son questionnement obsessionnel du début à la fin du recueil sur lâavenir dâune planète au seuil de son agonie, Ewa Sonnenberg confronte sa propre histoire à la grande Histoire. Elle relève les travers significatifs du contexte actuel qui lâont définitivement propulsée dans ce changement dâépoque, on dira trop hologrammatique à son goût, se rattrapant à une esthétique du langage que pour affirmer ce qui compte encore pour la vraie beauté du monde, quâelle soit immanente ou transcendante : « le monde de la nature est le maquillage de Dieu ». La question reste de savoir, alors, si la totalité du monde est vraiment pensable, car dépassable, par la littérature selon le regard du poète ?

6a00d8345238fe69e2026bde9969d6200c-100wiLa poésie de Justyna Bargielska, quant à elle, à défaut de réponse positive à cette interrogation, aurait valeur dâalibi. Tant elle use dâune expression décomplexée, au vocabulaire direct, simple, frôlant la crudité (ceci dit sans cruauté), porteur parfois dâune pensée quasi nihiliste que sublime sa poésie à la syntaxe tout aussi directe. Ses petits poèmes narratifs ne sâembarrassent pas de démonstration ni de force de persuasion. Sa démarche pourrait sâintituler :  à prendre ou à laisser. Elle a la provocation dans le sang, visant un décalage parfois ostentatoire emprunté à une imageothèque iconoclaste : « Je voudrais que nous nous rappelions / que Dieu a créé le monde pour que celui-ci nous salisse (â¦) » Cette position fait-elle toujours sens ? Oui, si cela vaut pour critiquer nos us et coutumes récents (« selfie avec une quéquette en or »). Justyna prend le parti de sâémanciper jusquâaux codes culturels et sociaux relevant comme tout le reste dâune valeur marchande, assumant son « manque de raison » devant la norme qui sâécarte du bon sens justement : « Avoir ce que lâon a mais se lâcher bien plus loin, / comme si on avait en fait un silo de seigle et un autre de noix / ou bien un défaut qui permet de boire lâeau de mer (â¦) quâest-ce que tâen dis ? » demande-t-elle au lecteur, dâun sourire incrédule. La lecture de « Nudelman » (lâhommenouille en goethien) offre du relief tant sa parole sâadjoint gestes et mimiques : « Et maintenant quoi ? Il nây a pas de licornes, je déteste les bites / une abeille seule nâa pas de conscience â » (bestiaire très éclectique pour le moins). Le monde est jugé inintéressant par Justyna, lequel nâest pas à la mesure de son univers. La punkitude est une arme ayant culturellement et socialement prouvé son efficacité. Lâimage est gratuite, en Åuvre dâart à lâattention dâun monde déjà fini (selon une projection plus tragique que sa consÅur). Ou mieux quâune Åuvre dâart, sa reproduction en affiche publicitaire : « Je mâenroule autour des chiottes telle une Skoda autour dâun arbre » et puisque lâApocalypse est réel : « Dis donc, il y en a des prostituées, sâétonne ma fille en cheminant ». Dislocation, déchirure, rupture et amputation constituent la palette de lâauteure pour anéantir ce qui reste de lâhomme. La juxtaposition dâidées volontairement simples se chevauchent, font la course pour figer au mieux lâévénement à lâinstant « t » et balayer dâun revers de main les schémas habituels. La moindre grâce dans le langage, dans une mesure complaisante, dâindulgence à lâégard du lecteur serait sans doute compromission. Cette approche propose une grille de lecture dans le but dâaugmenter notre vision apte à anticiper un panorama apocalyptique déjà présent. Ainsi, le survivalisme est-il une tendance qui propose ses diverses recettes sur les réseaux sociaux. Animaux et hommes se nourrissent les uns des autres : « Dans ce pays les gens mangent encore pas mal dâécureuils » et les « renards déchiquettent un sac à déjeuner dâenfant / ou bien lâenfant lui-même (â¦) ». La méthode de survie de Justyna Bargielska consiste à se nourrir de lâabsurdité des éléments qui nâen laissent rien supposer a priori (« je me presse de rire de tout, etc⦠»), à casser les schémas socio-culturels tels que la famille, tout aussi responsable de ce monde décrépit (il faut lire « Regarde, papa » et cette vision morbide dâelle-même que Justyna lui propose). Sa résistance sâexprime par la politesse du désespoir, jusquâà lâautodérision, ne serait-ce que par certains titres de poèmes échappant à la forme concise habituelle (et carrément leur mise en vers). Des titres tels que : « De la signification des vieux corps blancs masculins pour la civilisation orientale, occidentale, nordique et méridionale » ou « Prière pour la distribution / par on ne sait qui / de sequins devant le Lidl rue Mysliborska » et encore : « Je peux vivre dans la pauvreté, / je viens dâune famille pathologique, / par conséquent changer de style de vie pour / être en accord avec ma conscience ne mâeffraie pas ». Quâil en soit ainsi.
On retiendra, anecdotiquement (ou pas) que le titre du recueil « Nudelman » est aussi le nom de lâinventeur dâun canon automatique très usité pendant la Guerre Froide par lâUnion Soviétique et les forces du Pacte de Varsovie. Un nom qui révèle ce point dâimpact entre deux épisodes de lâHistoire des hommes, lâun passant tout doucement aux oubliettes et lâautre sâannonçant au rythme dâune actualité qui révèle peu à peu lâincapacité du monde à rectifier le tir.

Rappelons enfin quâEwa Sonnenberg a déjà été traduite en une quinzaine de langues, quant au « Nudelman » de Justyna Bargielska il est présenté ici dans une forme bilingue, ce qui offre toujours cette richesse supplémentaire de flirter avec une langue étrangère, même incompréhensible. On a aussi le droit de se distraire.

Mazrim Ohrti


Ewa Sonnenberg, Hologrammes, traduction du polonais Isabelle Macor, Lanskine, 88 pages, 14 euros. 
Justyna Bargielska Nudelman, domaine polonais, version bilingue, introduction et traduction Isabelle Macor, Lanskine, 72 pages, 14 euros


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