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(Note de lecture), Siegfried Plümper-Hüttenbrink, Jeux de lecture, par Françoise de Laroque


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Posté 09 octobre 2020 - 10:10


Prenez-le vivant !

6a00d8345238fe69e2026be418d250200d-100wiUn jour, parce que je lisais, que ma main qui tenait le livre nâavait pas fait signe, un car en légère avance sur son horaire ne sâest pas arrêté, me laissant au bord de la route. Ma position, debout, dos appuyé au poteau indicateur de la station et ma valise nâavaient pas suffi à faire de moi une voyageuse. La lecture mâavait-elle frappé dâinvisibilité ? Dâune si grande insularité quâon nâimaginait pas que je puisse avoir lâintention de me rendre à Nîmes pour prendre un train ?
Je nâai pas lâhabitude en écrivant à propos dâun livre de raconter mes souvenirs personnels mais là, auteur et éditeur se sont entendus pour le loger dans une couverture miroir et jây vois dâemblée mon reflet. Le lecteur, dès la saisie en mains, entre dans le jeu.

La position du lecteur est certes ambigüe. Si lâon considère celui de Brême, photographie prise par lâauteur, il pourrait être assoupi. La prise de vue inclinée lâôte, avec le paysage à lâentour, de la verticalité ordinaire. Sâil ne dort pas, il est en tout cas injoignable, la main qui touche le front protégeant du monde extérieur un regard pourtant déjà confisqué par le livre. Si le lecteur est vivant, quelle est cette vie qui se manifeste si peu ? Le lien entre le corps de chair et le corps de papier (Leseverbindung) que suggère la posture et qui reste impalpable pourrait-il nâêtre que du vent ? Lâécrit se transforme-t-il vraiment en lu ? Sâagirait-il dâune comédie ? Au point que Siegfried Plümper-Hüttenbrink déclare seuls lecteurs avérés, Shelley et Segalen, chacun trouvé mort avec un livre. Une mort à deux comme preuve absolue dâamour.
 
Le doute ne touche pas que lâobservateur. Il atteint au dedans le lecteur. Comment sais-je que je lis vraiment ? Que je suis en phase avec lâauteur, reste dans ses pas, ne divague au gré de mes propres correspondances ? Puis-je me fier à cette voix intérieure qui mâaccompagne ? Qui nâa dâautre témoin que moi depuis que nous pratiquons la lecture silencieuse. La lecture a dâabord été chorale comme S P-H nous le rappelle en évoquant la surprise de saint Augustin découvrant saint Ambroise engagé dans une lecture « sans aucun bruit de syllabes ». Une émancipation qui a inquiété dans la mesure où le lecteur se soustrait à la communauté, au contrôle quâelle peut exercer. Dans notre histoire personnelle, nous rejouons cette émancipation quand nous cessons de compter sur notre mère ou grand-mère pour nous lire les contes de Grimm. Nous apprenons à nous faire dire nous-mêmes. Les yeux se mettent à déchiffrer les signes les convertissant en paroles et la bouche progressivement abandonne lâarticulation. Dans ce silence gagné de haute lutte, la voix ne sâéteint pas pour autant. Elle trouve un autre mode, guidée par lâoreille déjà prête. Exercée à écouter le livre. Câest par lâoreille que la plupart de nous entrons en lecture. Mais une voix de fond dâoreille a quelque chose de suspect : à la fois celle du livre et la mienne, perceptible et silencieuse, off et intérieure, « extime », résume S P-H. Troublant, de se sentir en même temps seul sur une île déserte et habité, « hôte ou lâautre dâun autre qui vous ventriloque au passage. » Le lecteur se signale, au monde, par un retrait et, à lui-même, par un dédoublement. Dédoublement plus complexe encore quand la voix de fond dâoreille est double dès lâorigine, française et allemande. Lâétonnante homonymie en français à la première personne du présent du verbe être et du verbe suivre inspire à S P-H ce leitmotiv : « le lecteur que je suis » où lâidentité déjà dédoublée par la grammaire se trouve animée dâun constant mouvement. Se définir lecteur oblige à se lancer dans une lecture-poursuite de soi dâautant plus serrée quâil faudrait, pour se reconnaître en lecteur, le prendre de court, sur le fait, vivant, avant quâil ne sâabsente, se confonde avec silhouette, ombre, fantôme sans plus de nom.

Pourtant la lecture fait des adeptes. Quel bénéfice attendre dâun retrait, dâun dédoublement ? S P-H déclare nâavoir rien dâun érudit et même si, sur ce chapitre, le livre témoigne contre son auteur, nous comprenons quâun grand lecteur, avec ses larges rations quotidiennes de lecture, ces heures passées dans une forme dâinertie, sâétonne de nâavoir pas pris de poids et de pouvoir toujours courir léger. Les livres qui, lus, se referment inentamés, sont des vade-mecum, des compagnons de route dont certains sont préférés et retrouvés, mais le lecteur quâici nous suivons, quelle que soit la durée de sa halte, va son propre chemin.
Au lieu de remplir des filets, plutôt pêcheur à la ligne, il attend patiemment que ça morde. Pour ce style de pêche, toutes les positions, les méthodes sont autorisées. Lire de jour ou de nuit dans son lit, dans le silence dâune bibliothèque, feuilleter debout dans une librairie, parcourir la page en diagonale à la John Cage, recommencer sans cesse sa lecture pour que le même devienne différent, saisir lâanalogie entre le texte et le paysage vu du train, ânonner lâécrit, lâépeler, le crier à tue-tête...  Tout à coup arrêt sur phrase, sur mot et même sur lettre, ou dans lâentre-deux des langues.

La lecture pour S P-H ressemble à la photographie : le texte joue le rôle du négatif, la lecture du bain révélateur. Plus que comprendre, il sâagit de développer. Même si pour S P-H le négatif photographique, comme la forme négative de la grammaire, « ne nie pas ni nâannule mais soustrait par voie dâempreinte » et si la révélation magnifie le texte dâorigine, lâimage où le lecteur fond au noir le texte reste audacieuse. Tout comme ce rêve dâune lecture « à nu avec la peau par voie dâempreintes et dâimprégnation », allant même jusquâau tatouage du livre sur la peau du lecteur ou encore ce rêve, quâil fait cette fois en dormant, dans lequel des livres sont enduits dâune colle blanche qui les rend au blanc dâavant lâécriture. Livre baigné, marqué, déterritorialisé, effacé, anonyme, « dégriffé » ! Sous lâextrême délicatesse et douceur des Jeux de lecture, le lecteur que nous tentons dâêtre ne voit-il pas se profiler une ombre dâagression, sans doute amoureuse, chez le lecteur que nous suivons ? Un fantôme sortant ses griffes ? Qui, finalement, sâabsente dans la lecture ? Le lecteur ou le livre ?

Les deux peut-être. Il est incontestable quâexistent des savoirs négatifs. Et des savoirs insus dont il faudrait prendre conscience et reconsidérer. Du négatif que lâauteur donne en partage au lecteur. Les lectures que S P-H choisit sont de celles qui désapprennent à voir. Soustraient. S P-H présente sa lecture de Ludwig Wittgenstein comme une purge radicale. Le Tractatus quâil a tardé à aborder finit par lui parler mais sans voix dâauteur. S P-H admire un penseur capable de se situer à la fois comme hors du monde et du langage, tel un extra-terrestre qui découvrirait en même temps les deux et démonterait non sans un certain humour « le bâti de la langue » dans lequel nous ne sommes que trop installés. Et pourtant dans cette position extrême, en bout de langue Wittgenstein est bien vivant sur cette photographie de 1950 dans le jardin du logicien anglais G.E. Moore : portrait de face, regard levé qui porte loin au-delà des mots, dont la vacance contraste avec la main assertive qui saisit lâautre main au poignet, « nous montrant à poing fermé ce quâil ne saurait dire ». Une présence-absence au monde saisie sur le vif qui fascine S P-H. Alors que la photographie quâil donne de lui-même, probablement prise au flash dans un miroir, de toute façon un contre-jour, « vire toute chose en négatif de telle manière quâelle fasse indissociablement corps avec son ombre. » Ainsi lâauteur fait-il corps avec son ombre sans visage, se détachant, au premier plan, en léger déséquilibre, sur un fond clair peuplé dâautres figures indistinctes.

S P-H a des affinités avec lâombre. Avec celle quâil choisit en illustration dâune phrase de Wittgenstein, lâombre quâun élément de construction détaché, hors de sa fonction première, sans plus de raison dâêtre, laisse pourtant sur le sol. Avec la sienne, quâil photographie, attentif, dans leurs promenades communes, à ses éclipses, ses surgissements, ses ondulations. Et quâil traite dâ« éclaireur » tout comme lâéclaire lâillisibilité dans la lecture, « cet angle mort, de pure illisibilité, qui nous rive au texte, et lâanime, lâéclaire â littéralement le fait avancer en éclaireur dans cette part dâobscurité dont nous lâaffectons, ou plutôt :  lâobombrons. »  Lâombre est incitative. Elle guide jusque dans les Enfers. Elle pénètre les blancs dâun texte, lâinécrit. Elle projette le lecteur plus loin que les mots, vers ce qui sâinscrit dans le livre sans y avoir été écrit. Lâombre précède mais suit aussi, mémoire dâautres lectures et quelle que soit sa direction renvoie au lecteur lâimage de son propre corps de mots. « Illisible, il (le texte) ne lâest que de ce qui de nous sâauscultant aveuglément en lui, nous devient soudainement visible au touché. » Cette fois, câest le corps du lecteur qui fait office de camera oscura. Les rôles sâéchangent. Trafic dâombres.

« Visible au touché ». Le toucher remplace les yeux quand ils ne perçoivent plus. Le lecteur met la main dans le texte. Prend la main. Ecrit. Lâécriture serait-elle la preuve que lâexercice de la lecture nâest pas vain ? Et lâécrivain, que le lecteur quâil nâa pas cessé dâêtre, est bien vivant ? Développer par écrit la question, comment lâécrit devient-il le lu, lâinverse en comment le lu peut-il sâécrire ? Car câest bien un livre que nous tenons dans nos mains, un « livre dâécriture », dit Éric Pesty, ce quâil souligne par le choix de son Index : au lieu dâun inventaire des livres cités, il dresse, comptabilisant les occurrences des mots favoris de lâauteur, son profil conceptuel. Mais pourquoi écrire dans lâombre des livres ? Elle favorise questionnements, paradoxes, lâexercice du négatif, la confrontation des langues, lâexploration de lâinécrit, sans empêcher que lâécriture sorte du labyrinthe et de tant de frayages avec une élégante assurance. Lâombre couvre en fait tout le champ de la langue, des langues. Y suivre des explorateurs est une aventure qui vaut les contes « à dormir debout ». Tout en traçant un chemin pertinent quâun autre lecteur pourra emprunter, lâauteur lit avec plaisir Wittgenstein comme de la science-fiction ou écoute chez Walter Benjamin le « bruire du temps ». Chaque langue invente une stratégie différente pour combler ses insuffisances, son échec puisquâaucune nâa pu vraiment toucher un réel dont cependant on ne peut douter. Ich weiß das diese Welt ist, dit Wittgenstein. Les mots sont des ombres approximatives qui obombrent mal, tantôt abritant deux sens inverses dans un même corps (personne), agglutinant des éléments contradictoires pour faire un sens (without), commençant par annuler pour dire le temps quâil fait (ein blauloser Himmel ou encore il ne pleut pas)⦠La langue ne renonce jamais dissimulant ses bégaiements sous la tautologie, la distance infranchissable sous le littéral, se convaincant de son pouvoir dans le performatif. Les mots et les images à leur tour projettent des ombres (« Das Bild muß nun wieder seinen Schatten auf die Welt  werfen ») et nous nâavons pas le moyen, contrairement aux histoires de vampire où justement les vampires nâont pas dâombre, pour distinguer dans notre monde celles qui pourraient participer dâun réel. Un espace si foisonnant quâune écriture consciente des ombres et de leurs mouvements frise sans cesse la fiction. Ombre dâombres, preuve de rien, elle est cependant une épreuve vécue à fond. Câest ainsi quâau théâtre dâombres on peut mener une wundervolles Leben. Et dans un livre de haute lecture achever son développement par un geste de conte ou de roman, tendre une rose que le lecteur reçoit, sans savoir si elle vient de Gertude Stein, dâun vide-grenier ou du jardin.

Françoise de Laroque


Siegfried Plümper-Hüttenbrink, Jeux de lecture (Lesespiele), Eric Pesty Editeur, 2020, 192 p., 18â¬

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