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(Prix) Un entretien autour de Louise Glück couronnée par le Prix Nobel de Littérature 2020


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Posté 11 octobre 2020 - 09:13



6a00d8345238fe69e2026be4195fb2200d-100wiLa poète américaine Louise Glück vient dâêtre couronnée du prix Nobel de littérature. Elle est très peu connue en France, malgré sa popularité outre-Atlantique.
Un jeune traducteur, Romain Benini, travaille depuis des mois sur sa poésie et Poezibao a souhaité lui poser quelques questions, de manière à mieux faire connaître Louise Glück.




***

Poezibao : Pouvez-vous nous dire comment vous avez « rencontré » Louise Glück, comment vous avez commencé à la lire, et ce qui vous a donné envie de la traduire ?

Romain Benini : Câest par hasard que jâai découvert lâÅuvre de Louise Glück, en lisant, abonné assidu que je suis, la New York Review of Books. Je me souviens très bien de cette première lecture : le texte était placé entre un article sur une histoire environnementale du détroit de Bering et un autre sur la biographie de la juge Sandra OâConnor. Je crois que malgré lâaspect anecdotique, il est intéressant de situer comme cela cette découverte : cela montre que lâesprit nâest pas vraiment préparé par le contenu de la revue à recevoir des textes qui ne portent pas sur une certaine actualité. Dès les premières lignes du poème « Afternoons and Early Evenings », ma lecture a changé. Il nâétait plus question de chercher lâinformation et dâévaluer la portée des arguments, il nây avait plus que ce texte que jâavais sous les yeux ; le bruit informatif qui lâentourait avait disparu ; chaque nouveau mot mâarrêtait et mâappelait à continuer. Jâai relu le texte de nombreuses fois, puis je lâai traduit, pour lâenvoyer à des lecteurs que je savais par avance intéressés. La traduction mâa procuré avec ce texte que jâadmirais une forme dâintimité que je nâavais pas prévue.
Je me suis immédiatement procuré tous les textes de Louise Glück qui étaient disponibles. The Wild Iris (1992) dâabord, The Triumph of Achilles (1985) ensuite, puis Faithful and Virtuous Night (2014). Les autres suivirent. Jâétais chaque fois surpris et fasciné. Jâavais lâimpression dâapprendre à chaque page des choses nouvelles. Jâai commencé à traduire Faithful and Virtuous Night (sous le titre Nuit de foi et de vertu), puis dâautres poèmes issus de différents recueils. Contrairement à ce qui paraît sans doute le plus évident, jâai voulu traduire moins pour partager, dans un premier temps, que pour comprendre ce qui me saisissait si fortement à chaque lecture. Peut-être nâaurais-je jamais pensé à proposer ces traductions à qui que ce soit si deux poètes de la rédaction de la revue Place de la Sorbonne ne mâavaient pas encouragé dans mon projet : Laurent Fourcaut, et surtout Guillaume Métayer, que je tiens à remercier ici pour tous les conseils quâil mâa prodigués. Je bénéficiais aussi du soutien et de la lecture dâun grand ami new-yorkais qui, dès mes premières pages avait accepté de me lire et de mâaider. Câest en avançant dans mes traductions quâil est devenu évident quâelles pourraient être lues par un public plus large. LâÅuvre de Louise Glück était devenue pour moi une source constante de surprise, dâapprentissage et dâémotion : peut-être pourrait-elle faire le même effet, malgré les limites de toute traduction, à dâautres francophones ?


Poezibao : Louise Glück est pour ainsi dire inconnue du grand public français et même dans les milieux poétiques, son nom circule peu. Pouvez-vous nous la présenter, parler de la manière dont son Åuvre est reçue aux États-Unis ou ailleurs dans le monde ?

Romain Benini : Je ne sais pas comment Louise Glück est reçue en dehors des États-Unis et de la France, je ne sais donc pas si sa méconnaissance est une spécificité française, même si je vois sur Internet quâil existe plusieurs recueils entiers portés en espagnol, italien et allemand. Ce qui est sûr en revanche, câest que lâignorance de son Åuvre par une grande partie du public français, y compris chez les lecteurs de ce qui est traditionnellement appelé poésie, est assez étonnante â dâautant plus, dâailleurs, que certains avaient bien repéré cette Åuvre majeure : deux revues au moins avaient permis de découvrir ses textes avant le prix Nobel, Po&sie, et Europe. Aux États-Unis, son Åuvre est très célébrée depuis longtemps. Il est toujours difficile de dire si la reconnaissance institutionnelle peut être associée ou non à une reconnaissance plus large des lecteurs et je ne connais pas les chiffres des ventes de ses ouvrages, ni ceux des événements (lectures publiques, cours) qui transmettent ses textes, mais un degré de célébration aussi élevé que celui de Louise Glück, qui a reçu tous les prix les plus éminents qui existent outre-Atlantique, ne peut pas aller sans une certaine notoriété.
En France, on ne peut quâêtre reconnaissants aux traducteurs Claude Mouchard, Raymond Farina, Marie Olivier et Nathalie de Biasi dâavoir essayé de la faire connaître. Jâai appris aussi quâune traductrice comme Sabine Huynh sây était intéressée, et je crois quâil ne faut pas oublier les critiques qui, à lâinstar de Christine Savinel, ont travaillé sur son Åuvre.


Poezibao : Quelles sont les grandes caractéristiques de la poésie de Louise Glück ? Et dans quelle filiation la situeriez-vous, dans la poésie américaine ? Elle semble ignorée ici, en France, des nombreux traducteurs qui sâintéressent à la poésie contemporaine américaine. Est-elle en dehors des courants les plus progressistes ?

Romain Benini : Les grandes caractéristiques de la poésie de Louise Glück (il va sans dire quâil sâagit de mon humble avis qui ne veut pas du tout faire autorité) : la sobriété, lââpreté, la surprise, la profondeur. Ce dernier mot de profondeur nâest choisi que pour éviter de mettre complexité après simplicité ! Ces différentes qualités sont bien évidemment liées entre elles. Ces texte sont sobres, notamment parce quâils sont le plus souvent très concis et se développent en nâabandonnant que très rarement une grande économie de moyens. Cela va de pair avec lââpreté : Louise Glück ne parle pas vraiment de sentiments ; il est rare que lâon puisse se dire quâelle essaie « dâexprimer une émotion » ou « un sentiment intime ». Pourtant, elle parle de la mort, de la fin de lâamour, de la complexité des relations humaines, de la vanité de toutes choses, de lâeffort perpétuel pour donner du sens à ce qui arrive et de lâéchec auquel il se heurte trop souvent. Il ne sâagit pas de ce quâun individu ressent mais de ce à quoi il est confronté. De ce qui précède on pourrait tirer lâidée quâil sâagit dâune écriture froidement réaliste : il nâen est rien et à lâévocation des realia sâassocie bien souvent une dimension mythologique ou onirique/merveilleuse â dâoù la surprise ! La profondeur naît de la conjonction de tous les éléments précités, qui induisent une lecture à plusieurs niveaux et une perpétuelle interrogation sur le point auquel le texte dit le monde et la vie.
Louise Glück est couramment située dans la lignée des objectivistes américains. Elle a dit effectivement son admiration pour certains dâentre eux, comme George Oppen. Ce quâon entend par son « objectivisme » est sans doute en partie la distance quâelle prend vis-à-vis de lâénonciation lyrique grandiloquente et sentimentale, énonciation souvent associée à lâidée de « sincérité », et quâelle caractérise notamment comme une « préférence pour lâabandon, pour le âmoiâ subjectif » (« Against sincerity », dans Proofs and Theories : Essays on Poetry, p. 41).
Pour le reste, je ne mâaventurerais pas à situer Louise Glück dans un courant et je ne saurais pas dire si ceux dont elle est proche sont progressistes ou non. Je crois savoir que le Süddeutsche Zeitung, sous la plume de Tobias Lehmkuhl, a vu en elle le succès de la poésie conservatrice, mais je ne saurais reprendre à mon compte ce jugement.


Poezibao : il semble y avoir très peu de traductions en français, mis à part ceux que vous citiez tout à lâheure. Vous lâavez de votre côté largement traduite et aviez un projet dâédition en attente, pour ne pas dire en sommeil, chez un éditeur. Est-ce que le prix va accélérer la publication du livre ? Est-il trop tôt pour dire chez quel éditeur, dans quel délai et quel(s) titre(s) vous avez traduits ?

Romain Benini : Il y a effectivement peu de traductions de son Åuvre, et aucune à ma connaissance qui porte sur un recueil entier â encore moins sur plusieurs.
Ma propre traduction était en discussion avec un éditeur. Mais cela avait effectivement lieu avant que le prix Nobel soit décerné : lâéditeur a bien évidemment donné plus de place à notre dialogue et pourtant, les questions de droit étant ce quâelles sont, je ne sais pas ce qui sortira de tout cela. Jâai traduit de nombreux textes encore mais ne suis pas en mesure de dire ce qui paraîtra ou ne paraîtra pas.


Poezibao : Louise Glück a-t-elle écrit autre chose que de la poésie ?

Romain Benini : À ma connaissance, Louise Glück a écrit, outre ses livres de poèmes, deux recueils dâarticles consacrés eux-mêmes à la poésie et publiés respectivement en 1994 et 2017 : Proofs and Theories : Essays on Poetry et American Originality : Essays on Poetry.


Poezibao remercie Guillaume Métayer qui lâa mise en relation avec Romain Benini, très vite après lâannonce du prix Nobel de Louise Glück.
On trouvera ci-après, deux traductions inédites de Romain Benini.


Neige tardive

Pendant sept ans jâai regardé la dame
Dâà côté promener son compagnon vide. Un mois de mai il tourna la tête pour voir
Une chrysalide libérer sa créature de kleenex :

Il avait oublié ce que câétait. Mais quand il faisait bon elle
Lui faisait faire des allers et retours. Et chantait pour lui.
Il gargouillait depuis son fauteuil roulant, finalement

Il est mort lâautomne dernier. Je pense que les oiseaux sont revenus
Trop tôt cette année. Les limaces
Ont été anéanties par la neige. Pourtant, quand même,

Elle nâétait pas jeune elle non plus. Ça a dû lui faire mal aux jambes
De pousser son poids comme ça. Une neige tardive étreint
Lâarbre des rouge-gorges. Je lâai vue arriver. La maman dépérit sur ses Åufs.

Louise Glück, Firstborn (1968), III [trad. Romain Benini]

*

Scilla

Pas je, imbécile, pas le moi, mais nous, nous â des vagues
de bleu ciel comme
une critique des cieux : pourquoi
chéris-tu ta voix
quand être quelque chose
câest nâêtre presque rien ?
Pourquoi lèves-tu la tête ? Pour entendre
un écho comme la voix
de dieu ? Vous êtes tous les mêmes pour nous,
solitaires, debout au-dessus de nous, planifiant
vos vies idiotes : vous allez
où vous êtes envoyés, comme toutes choses,
là où le vent vous plante,
lâun ou lâautre dâentre vous regardant pour toujours
vers le bas et voyant quelque image
dâeau, et entendant quoi ? Des vagues,
et au-dessus des vagues, des oiseaux qui chantent.

Louise Glück, The Wild Iris (1992) [trad. Romain Benini]


6a00d8345238fe69e2026bde9a8097200c-50wiOn peut trouver ici une brève biographie et une bibliographie de Louise Glück.
Les lecteurs de lâanglais trouveront une notice plus complète ici.
Claude Mouchard a écrit un bel article pour la revue En attendant Nadeau
photo ©Sigrid Estrada/AP, source The Guardian




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