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(Hommage) à Claude Vigée (3 janvier 1921 - 2 octobre 2020), par Emmanuel Moses


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Posté 13 octobre 2020 - 08:54

 


6a00d8345238fe69e20263e96dbdf5200b-100wiAutrefois on gravait un nom, le sien, celui de sa bien-aimée du moment, sur lâécorce dâun arbre avec la pointe dâun canif quâon avait toujours en poche. On y ajoutait une date ou un cÅur.
Jâaimerais graver par quelques mots le souvenir de Claude Vigée et les imaginer sur lâécorce dâun sapin, dâun sureau, dâun amandier, ces arbres de Bischwiller ou de Jérusalem, ces arbres qui lui étaient si chers.
Jâavais dix-huit ans et jâhabitais un petit appartement voisin de celui de Claude, à Jérusalem. On se croisait la nuit, sous les chauve-souris et lâéclat orangé des lampadaires, et on se racontait des histoires drôles. Claude me parlait de son travail en cours. Je buvais ses propos sages et finement caustiques.
Parfois, je montais chez lui, Evy, son épouse si souvent chantée, mâouvrait la porte, et lui, silhouette droite, le sourire aux lèvres, sa belle chevelure argentée luisant dans la pénombre du couloir, sortait de son bureau où il mâinvitait à le suivre dâun geste de la main.
Il refermait la porte et prenant place lâun en face de lâautre, dans cette pièce tapissée de livres qui donnait sur une cour où la lumière vive de la ville sainte était filtrée par les aiguilles de pins et les feuilles dâacacias, commençait une conversation qui roulait et mêlait des sujets aussi variés que la politique, la littérature, lâamour, les évocations de son Alsace natale, sa terre charnelle et poétique.
Evy apportait thé et gâteau, cake ou Kugelhof, sur un plateau et nos yeux brillaient de gourmandise. Elle était divine pâtissièreâ¦
Claude fut le tout premier lecteur de mes textes, à lâextérieur de la famille. Un lecteur attentif et généreux. Encourageant. Et par une délicatesse vraie, dans un souci dâéchange, il me lisait une page dâun livre en cours, de sa voix si musicale et un peu rauque. Poème, prose, me projetant, magiquement, dans son univers de poète, de conteur, de penseur.
Je regagnais mon appartement lâesprit ailleurs, comme au sortir dâun rêve.
De lâuniversité de Brandeis, où il avait enseigné tant dâannées, Claude avait rapporté des dizaines de disques 78 tours et un jour, il mâen avait fait cadeau. Ils sâétaient empilés sur mon balcon, dans leur pochette cartonnée rigide, renforcée par une bande en cuir, je crois, et lorsque des mois plus tard, après les y avoir oubliés, jâavais enfin voulu les écouter, ils sâétaient effrités entre mes doigts, pour me punir de les avoir négligés, sans doute, eux qui conservaient dans la cire noire des voix illustres et des jeux dâinstrumentistes célèbres ayant rejoint depuis longtemps le silence.
Lors dâune ultime rencontre nocturne dans notre rue, avant mon départ pour Paris, Claude mâavait dit quâen Alsace, dans les communautés juives, câétait à vingt ans quâon achetait son linceul. Je venais de fêter mon vingtième anniversaire⦠Jâai soixante ans, et mea maxima culpa, je nâai toujours pas acheté mon linceul. Mais si je devais le faire, jâaimerais quâil soit découpé dans le tissu des mots qui mâont enchanté et accompagné ma vie durant, tels ceux écrits par Claude Vigée. Après tout, « Nous sommes de lâétoffe dont sont faits les songes », nâest-ce pas ?

Emmanuel Moses

photo ©florence trocmé



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