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(Note de lecture), Manon Thiery, Réflecteur de la neige, par Laurent Fourcaut


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Posté 18 décembre 2020 - 02:28



6a00d8345238fe69e2026bdeaee4d2200c-100wiManon Thiery est née en 1993 à Saint-Avold, en Moselle. Elle réside dans la ville du Crès, à côté de Montpellier. Elle est diplômée de l'université Paul-Valéry-Montpellier 3, avec des Masters en cinéma et histoire de l'art. Elle y prépare une thèse en ARTS, spécialité Études cinématographiques et audiovisuel, « Poétique de la âphysicalitéâ dans le cinéma dâavant-garde français contemporain (1980-2020) ». Elle est par ailleurs photographe autodidacte, et auxiliaire de vie sociale. Elle est lâautrice dâun recueil, Mouron, paru en 2018 aux Éditions du Frau. Elle a été en « résidence virtuelle » sur le site de ces éditions, du 1er janvier au 31 mars 2020.

Réflecteur de la neige
a obtenu le Prix de la Vocation 2020. Dans le petit film tourné à lâoccasion de la remise du prix, Manon Thiery explique quâil sâagit dâun livre « sur la perte, de soi, de lâautre, son pressentiment ». Ces poèmes faits de vers brefs, seuls ou groupés le plus souvent par deux (plus rarement par trois ou quatre) et séparés par des blancs substantiels, et qui forment, non pas du tout un recueil, mais bien un tout parfaitement homogène, sont en effet adressés à un « tu » dont les traces récurrentes sont celles dâune absence (p. 40), dâun souvenir (p. 44, 45) et par-dessus tout dâun amour désaccordé. Lyrisme de lâamour perdu ? Certes, mais dâune qualité toute particulière. Ce qui se donne à entendre, au long de ces textes dâune tristesse radicale, mais dépourvue de tout pathos, câest, à tous les sens de lâexpression, une voix blanche, en même temps que ce que la jeune poète appelle si justement « mon désespoir lumineux » (p. 28). Il y a quelques chose dâintimement, dâintensément mystique â sans la moindre emphase, ou plutôt effusion â dans cette épreuve (au sens photographique) de la perte, ce « travail / de rester avec / la possiblité de la perte » (p. 15) : « je peux sentir la chaleur / de mon accoutumance à la perte » (p. 24).

Le titre peut se lire de deux façons, selon que le complément du nom est « subjectif » : le réflecteur que constitue la neige, ou « objectif » : le réflecteur, cela qui reflète la neige. Or câest lâun et lâautre. Le premier sens sâactualise dès le premier poème : « ici je touche ce qui de peu / reflète la lumière » (p. 9). Lequel met en abyme le passage du monde réel à celui du texte, qui devient donc « ici » : « ici nous avons moins de nourriture / que de mémoire // nous avons / la maigreur dâune carte ». Lâautrice vient dâentrer dans le contre-monde du symbolique (« une carte ») où lâon ne se nourrit plus de pain : « jâinvente dâautres fins au rêve / une boîte // où ranger ma faim » (p. 54). Ce livre réussit lâexploit dâêtre de bout en bout autoréférentiel â il est par exemple cette « boîte » â en évitant lâécueil si fréquent dâun métapoétique qui se regarde le nombril : lâauthenticité, la dignité, la délicatesse du désespoir sont constamment palpables. Ici, dans le poème, règne donc le dénuement : « nous possédons / des meubles sans tiroir / ni porte // une mangeoire vide » (p. 9). Câest bien le lieu de « la neige ». Parce que celle-ci efface lâexistant et lui substitue la table rase de son uniforme blancheur, celle de la page, à partir de laquelle se reconstitue un monde. Un monde déserté, en lâoccurrence, puisquâil procède de la perte de lâautre, et de tout. La neige, câest donc aussi le « froid » délétère dâune présence en creux, « un froid plein de ta présence », un éternel hiver moral (« lâhiver // a la forme de la neige » [p. 31]) : je revis, nous dit-elle, dans la blancheur neigeuse du poème que je crée à cet effet, le blanc désert inhabitable quâest devenu pour moi le réel. De là : « que peut / le poème // sinon refléter // la neige ? » (p. 46), et ces quatre vers sont en effet pris dans les glaces dâune vaste page blanche.

En traçant les premiers mots de son livre, poussée par « cet étrange besoin de nommer » (p. 21) qui exile le parlêtre du monde réel, la poète est passée irrévocablement de lâautre côté du miroir : « quelque chose / qui était neige contre neige // lâautre côté du miroir / celui qui ne montre rien » (p. 20). En dâautres termes, le poème est « ce miroir / brisé // enfoncé dans la neige » (p. 47). Sur cet autre bord, tout se rejoue à blanc, noir sur blanc : « les pas dans la neige / tracent un hiver de toi à moi » (p. 109) ; « mes mains [â¦] // sont des mains [â¦] // qui plantent / de minuscules clous // à lâintérieur dâune planche courbe » (p. 31). Les mots sont un palliatif défaillant, aussi bien ils « composent un silence » (ibid.), et forment un ghetto : « incapable dâentendre le sanglot / du sang qui vient au cÅur // incapable de sortir ailleurs / que dans ma langue » (p. 42). Dâailleurs on en est à « ne plus savoir quels mots / mettre à la place du cÅur » (p. 19). Câest « une écriture immobile / par le gel des yeux clairs // rien ne la réchauffe » (p. 32). Enfin, « exister / dans lâeffraction de lâécriture // câest refuser tous les espoirs du monde » (p. 48).

Dans la désolation hivernale du texte, on doit faire feu de tout bois. « Je » est réduite à « tâaimer à travers / lâavarie dâune parole », mais câest une « avarie plus étincelante / quâune écaille » (p. 12). Jâavais, explique-t-elle, « une allumette à deux têtes / sur ma paume » (p. 16). Lâimage dit très subtilement quâil faut façonner du deux avec les seules ressources du un, et en tirer la chaleur dâun désespoir radieux. Mais la « nuit » même, qui est le négatif de la neige, lâautre côté dâun miroir devenu ruban de Möbius, il la faut désormais tirer de son propre fonds, ainsi que le suggère un autre image à la logique identique : « nous allons vers une nuit / plus noire // que les extrémités du pain » (p. 22). Le plus bouleversant de ce livre singulier tient peut-être au motif de lâÅuf, qui suggère de biais la question de lâenfantement. Il est présent trois fois. Un : « on pourrait croire / que la capacité dâaimer repose / dans le cÅur de lâoiseau / plutôt que dans le cÅur du père / mais il nây a pas dâoiseau / il nây a pas de père // seulement un Åuf / à peine cuit // seulement / la caravane du silence » (p. 13). Lâoiseau qui conçoit lâÅuf et le père qui le féconde manquent : lâÅuf ne peut naître que dans le désert (« caravane ») du poème. Deux : « enfant / je connaissais quelquâun / qui cachait sa fortune / sous sa langue / sa fortune / était un amour / plus secret que lâÅuf / dâune puce / et moi / je te porte maintenant / le même amour » (p. 29). LâÅuf minuscule, derechef, ne saurait plus procéder que de cet univers en réduction, et factice, quâest le poème. Trois : « le souvenir que jâai de toi / coule // pareil aux mains de ce père / quand il faisait semblant // de quoi ? // de casser un Åuf / sur ma tête » (p. 45). Un semblant dâÅuf, un Åuf pour de faux, pour tout faire renaître, dans le monde en négatif du texte : « je ne sais si la nuit rejoue / le commencement du monde » (p. 29). Mais, encore une fois, dâune renaisssance artificielle : « ne rien comprendre / désirer devenir // un oiseau en plastique » (p. 48). Câest-à-dire ressortissant à lâart : « je voulais juste / être un des oiseaux de Braque » (p. 61).
Ce nâest pas rien.

Laurent Fourcaut

Manon Thiery, Réflecteur de la neige. Prix de la Vocation 2020, Cheyne éditeur, 2020, 63 p., 16â¬



repoussoir
de la réalité entre

la pauvreté dâun alphabet magnétique
et lâesprit

quand je fais le geste
dâéloigner ce qui tombe
sur moi

jâaime encore  (p. 30)



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