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(Note de lecture), Jean-Claude Pirotte, Je me transporte partout, par Christian Travaux


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Posté 25 décembre 2020 - 10:32



6a00d8345238fe69e2026bdeb099c4200c-100wiSâil est un livre testamentaire, câest bien celui-là, de Pirotte. Le poète y pressent sa mort, ou la devine, ou la renifle, dans les choses qui lâaccompagnent, dans lâair qui vient, le temps quâil fait, lâeau du jour et le ciel de nuit. Par son corps qui se décompose et ne répond plus quâà moitié, il comprend quâil nâira plus loin, quâil nâen a plus pour très longtemps, que tout sâachève ici pour lui, dans cette « île » - comme il lâappelle (1) â à Saint Léger, dans sa maison, dans sa chambre, au fond de son lit, près de la fenêtre quâil fixe. Et, chaque jour, à son bureau où il lit et où il écrit. Sans plus cesser.
Une somme. 40 recueils sur près de 750 pages. Des poèmes sur 3 colonnes dans un large format A4. 5000 poèmes écrits seulement en 2 ans, dâavril 2012 à février 2014. Les dernières années du poète qui vit retiré, « réfugié » â comme il le déclare dans un titre (2) â à Saint-Léger. Puis lâhôpital de Namur où il va soigner, ou tenter de soigner en vain avec la chimiothérapie, le cancer qui lâemportera. Pirotte, avec un soin comptable, indique les dates dâécriture de ses poèmes sur des carnets. Le moment du commencement comme celui de leur clôture. Et câest un geyser, un torrent de langage et de poésie, une éruption continuelle de poèmes, un jaillissement, comme on en rencontre très peu. Parfois, sur 15 jours, 100 poèmes sont écrits. Parfois, 150. « je mâimpose une torture », dit-il,

            câest écrire qui me tue
            dix poèmes chaque jour
            câest pressé bientôt mon tour » (p.188).  

Tout le volume dit cette urgence quâil y a à écrire encore, et encore, à ne plus tarder, à continuer, contre la mort, malgré tout, contre la douleur. Il dit, ce faisant, la violence désespérée dâune écriture qui nâa quâelle comme seul recours, qui nâa plus rien dâautre comme but, comme unique raison de vivre. Un chant du cygne, mais dâune puissance étonnante quand on considère â outre le nombre de textes écrits â toute la force de ce qui est dit.
Certes, la forme reste très classique. Des sonnets en majorité, quâil nomme « les étapes du calvaire » (p.118). Souvent, des quatrains, des huitains. Des distiques parfois. Tant de strophes, débitées â dit-il â « en rondelles » (p.94). Et des vers courts le plus souvent. Car câest par des octosyllabes que Pirotte entend conjurer la mort. Par des hexasyllabes, quelquefois, ou des vers impairs. Il sâentraîne à la forme courte. Il la décline. Il la cultive au point que, durant ces années où il sent quâil meurt, quâil sâéteint, il nâa plus « pensé quâen sonnets » (p.121), nâa plus réfléchi quâen syllabes décomptées, en strophes égales. Et en rimes, « piqûres de rappel », comme il dit (p.140), qui, souvent, se suivent, comme si elles coulaient de source, lâune par lâautre, lâune après lâautre, dâun même fleuve, naturellement.
Et câest bien ce qui est stupéfiant, ici, cette absence apparente de recherche dâeffets ou de style. Ce désir simplement dâécrire ou de dire ce qui est là, aujourdâhui, ne sera plus demain peut-être, parce quâon ne sera plus. De laisser venir ce qui vient, ce quâon pense et ce quâon ressent, car on sait trop les jours comptés (p.669), la moindre heure peut-être la dernière, et la douleur envahissante, insoutenable, de plus en plus. Pirotte nâa plus de temps à perdre, comme il dit (p.24). Il y a urgence dâécrire « nâimporte quoi qui sauve / de la mouise où (il est) tombé » (p.723).  Dâécrire, carnet sur carnet, « car câest en lui que tient (sa) vie » (p.569). Dâavancer chaque jour un texte comme si câétait le dernier :

            « or chaque lendemain ramène
            un poème dans le carnet
            ce serait donc le pénultième

            voire lâantépénultième
            on nâen aura jamais fini
            avec ces carnets infinis » (p.201).

Dès lors, tout est sujet à dire en poèmes. Tout est poésie, quand on a plus rien à sauver, que tout fuit, que tout nous échappe : le merle qui siffle au-dehors (entre autres, pp.13, 31, 81), le café du matin (p.700), le vent (p.29), la limace (p.47) ou la tourterelle (au point dâen écrire un bestiaire à la façon dâApollinaire, pp.173-175), la dérive des continents (p.51), la Syrie (p.29) ou le tsunami (p.7) , et le vainqueur du Tour de France (p.50). Tout fait rime. Tout fait poésie, pour celui que tout abandonne, et qui nâa plus, comme avenir, que sâaccrocher à ce qui est, aujourdâhui, ou à son passé. Car Je me transporte partout est aussi un livre-bilan sur une vie qui va sâachever : la guerre, caché dans une cave ; ou le grand-père ; ou les parents, envers qui on règle des comptes ; ou la cavale par quoi Pirotte naquit à la poésie. Trouver refuge dans lâenfance est tout ce qui reste, pour celui qui est déjà mort à moitié, et dialoguer avec les ombres de son passé. Soudain, tout revient en mémoire. Tout repasse. Tout fait surface. Et les amis poètes sâinvitent, en épigraphes, en références, en vers cités dans les poèmes : Villon (p.544), Verlaine (p.704), Charles dâOrléans (p 612, 681), Rutebeuf (p.507, 687), et Apollinaire (p.585, 694), quâil cite souvent, quâil interpelle, pour leur offrir, à sa façon, une manière de testament.

Et la mort, et la mort toujours. La mort qui est là, qui le guette, et quâil guette à chaque coup de vent, à chaque douleur, à chaque poème, ne sachant si câest le dernier. La mort, quâil tutoie, quâil appelle « cette trop vieille camarade » (p.625), la « dame de minuit » (p.127), « la donzelle » (p.573) », ou ma « complice » (p.570), ou « lâaraignée » (p.535), quâil emmène en promenade dans ses rêveries éveillées vers le ciel, quâil regarde en face et dont il ne se détourne pas. Quâil ressasse, comme un mantra, pour â la disant, continûment â lâépuiser, lâaffaiblir un peu, ou la narguer, la titiller. Car tout Pirotte est dans ce livre, sa drôlerie, ou son ironie, son art des pirouettes du langage, ou de la rime, ou des jeux de mots délicats, faisant des pieds-de-nez à la mort et des croche-pattes au cancer et à la douleur. La mort quâil ressent dans son corps â « chimio », « paralysie faciale », écrit-il en mars 2013 (p.401), « le 25 juillet 2013 » (p.453), ou encore, dit-il, « fin juillet » (p.454) â et dont il ignore le visage, tant elle est toujours et partout, en tout temps, a toujours été, « assuré quâon meurt », comme il dit, « en naissant » (p.93), et quâon finira, tous, de même, par pourrir un jour, à faire des vers, dans un cercueil (p.104).

            « il faut profiter des jours
            où lâon peut encore écrire
            car bientôt ce sera pire » (p.52).

On voudrait pouvoir tout citer. On voudrait, après tant de textes, 5000 poèmes, pouvoir entendre encore cette voix qui dit non, qui se dresse contre la mort. Quâelle ne cesse pas. Quâelle parle. Quâelle ne cède pas devant cette étrange visiteuse quâelle a tant frondée, tant bravée. Et que, malgré toutes ses reprises, ses redites inévitables, elle poursuive son chant obscur. Jean-Claude Pirotte est décédé le 24 mai 2014. Six ans plus tard, sa voix résonne comme jamais, comme un orgue immense. Il peut se rassurer, lui qui pensait nâêtre « arrivé à rien » (p.197), être un « résidu de poète » (p. 24), faisant des « vers de mirliton » (p.716). Câest ici lâÅuvre dâun grand poète, un très grand. Et un très grand livre. La poésie sauve, malgré soi, qui la lit et qui la pratique. Elle est ce qui permet de vivre, ce qui nous aide à respirer, et â au moment même de mourir, quand on sait quâil faudra faire face â elle est ce qui, seule, nous aidera à embrasser lâombre, ce jour-là, devant nous, et, nous retournant, à considérer notre vie, tout le chemin quâon a suivi.
Et quâil est doux dâavoir été.

Christian Travaux

Jean-Claude Pirotte, je me transporte partout, 5000 poèmes inédits (2012-2014), Le Cherche-Midi éditeur, 2020, 746 pages, 29â¬.

Lire des extraits du livre dans lâanthologie permanente de Poezibao.

1. Une île ici, Mercure de France, 2014.
2. A Saint-Léger suis réfugié, LâArrière-pays, 2014.



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