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(Note de lecture), Victor Segalen, Oeuvres, Pléiade, tomes I et II, par Alexis Pelletier


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Posté 04 janvier 2021 - 10:13


Avec le « germe » des Åuvres de Segalen

6a00d8345238fe69e2026be4322904200d-100wiQui souhaite aujourdâhui lire Victor Segalen a lâembarras du choix. Les deux volumes de la collection Bouquins publiés sous la direction dâHenry Bouillier ; les éditions proposées au livre de poche (Stèles, Les Immémoriaux, René Leys, principalement réalisées par Christian Doumet et Marie Dollé) ; les Lettres de Chine (10/18, édition présentée par Jean-Louis Bédoin) et les Lettres dâune vie (anthologie réalisée par Dominique Lelong et Mauricette Berne, dans la collection « Lâimaginaire ») constituent un ensemble qui est comme couronné par la publication, dans la « Bibliothèque de la Pléiade », de deux volumes rassemblant les Åuvres de cet auteur qui occupe une place à la fois extraordinaire, fondamentale et fondatrice dâune certaine conception de lâécriture, au XXe siècle.
 
Qui dit Åuvres dit quâelles ne sont pas complètes et Christian Doumet qui a dirigé la publication sâen explique très bien. Lâécriture de Segalen, qui court sur une période relativement brève â de 1899 à sa mort prématurée en 1919 â, est celle dâune germination et dâune transformation permanente. Elle demanderait un troisième volume dans cette collection, excédant sans doute les habitudes éditoriales de Gallimard et certainement des questions de lisibilité : que faire des quelques partitions de Segalen, par exemple ; de sa correspondance abondante et, surtout, de ses projets multiples et toujours remis sur le métier ?

Les deux volumes de la Pléiade comprennent donc pour le premier : Journal des Îles, Gauguin dans son dernier décor, Le double Rimbaud, Les Immémoriaux, Sur une forme nouvelle du roman ou un nouveau contenu de lâessai, Briques et Tuiles, Stèles, Un grand fleuve et Odes. Tandis que le second donne à lire Équipée, Peintures, René Leys, Essai sur moi-même, Dossier « Imaginaires », Le Fils du Ciel, Essai sur lâexotisme, Thibet et Hommage à Gauguin. On ne trouve donc point des « essais » comme Voix mortes : Musiques Maori ou Entretiens avec Claude Debussy. On ne lit pas non plus les pièces proposées au même Debussy (Siddhârtha et Orphée-Roi). Et dâautres textes manquent à lâappel, ceux sur les synesthésies ou sur le symbolisme, ceux sur la statuaire chinoise, ou encore les textes plus « politiques » qui mettent en avant la personnalité de Yuan Shikai, ce président de la Chine (de 1912 à 1915) devenu empereur (de 1915 à 1916) que Segalen rencontra entre 1913 et 1914 (il fut notamment le médecin personnel de son fils, Yuan Keting).

6a00d8345238fe69e20263e985ccb7200b-100wiMais ce nâest pas un défaut de cette édition. Au contraire, il faut y voir une combinaison entre les contraintes de la collection et ce qui procède dâun vrai choix critique éclairant sur Segalen. Christian Doumet et son équipe (Adrien Cavallaro, Jean-François Louette, Andrea Schellino et Maud Schmitt) ont voulu « rendre aux textes leur mouvement propre : celui dâune progression ou dâune marche vers lâidée grandiose mais inatteignable que lâauteur se faisait de lâÅuvre à laquelle il les destinait. » (Tome I, « Préface », p. XXXVIII). Ils ont ainsi fait une large place à ce que Segalen appelait le « germe » pour désigner son activité dâécrivain.
De fait, on trouve, en conséquence, des textes admirablement accompagnés par des notes qui sont formatrices et informatrices, non dénuées parfois â ce qui est à souligner dans cette collection â de certains traits dâhumour. Et les deux volumes de permettre lâaccès à beaucoup de photographies, dâimages dans une proportion quâaucune des éditions précédentes nâavaient pu réaliser, même si elles présentaient certaines de ces images.

Plusieurs idées apparaissent alors.
Tout dâabord, cette édition fait entrer dans lâatelier de Segalen afin de voir ce quâon pourrait désigner, avant que John Cage nâinvente lâexpression, comme une « Åuvre en cours ».
Puis on constate que Segalen, comme dâautres à la même époque (je pense particulièrement à Mallarmé, Apollinaire ou Cendrars) a passé toute sa vie dâécrivain à interroger la forme du livre. La première édition de Stèles, en 1912, dans un format « à la chinoise », décrite avec précision dans la section Autour de « Stèles » (p.824 et 830 du tome I) permet de comprendre le geste créateur de Segalen. Geste réalisé, avant la Prose du transsibérien ou Calligrammes, mais après Un coup de dés, donc. Quelque chose du livre dépasse le livre. Et ce dépassement participe de lâécriture de Segalen. Au-delà des trois ouvrages que lâécrivain publia de son vivant (Les Immémoriaux, 1907 ; Stèles 1912 et 1914 ; et Peintures,1916), chaque texte, chaque projet se construisent avec un luxe de soins qui le confirme : lâobjet-livre comme au-delà du livre banalisé fait partie du projet même de lâécriture en cours.
Le travail éditorial reproduit aussi avec soin la maquette établie en 1913 pour les Odes qui, complétées quâelles sont dâun dossier abondant, peuvent enfin être pleinement lues comme une réponse hors du monde chrétien aux Cinq grandes odes de Paul Claudel. Et on appréciera aussi de voir pour Les Immémoriaux, Équipée, Peintures, René Leys, Le Fils du Ciel et Thibet les reproductions des caractères chinois, sceaux ou justifications de tirage patiemment mis au point dans les manuscrits de Segalen. En outre, les poèmes de Thibet â recueil inachevé mais placé graphiquement et spirituellement sous le signe de Rimbaud â apparaissent sous un nouveau jour dans cette édition. On peut, grâce au travail de Doumet, sentir à quel point lâérudition de Segalen rassemble lyrisme, mélancolie et creusement dâun imaginaire qui demande « Où est le pays promis à lâhomme ? » (II, p.827). Quelque chose dâun objet-livre comme objet-monde était ici entrain dâéclore, au moment où Segalen nâachevait pas Le Fils du Ciel, dont je reparlerai ci-dessous. Ce surgissement « sur le chantier, autour de la vision » (pour reprendre les mots des Rimbaud, dans « Being Beauteous ») apparaît donc comme une évidence.

Au-delà, comme je lâai signalé ci-dessus, le principe éditorial de ces deux volumes souligne lâimportance de la notion de « germe ». Câest, pour ainsi dire, le cÅur de lâénergie propre à lâécriture de Segalen. Lâécrivain nâen prend pas tout de suite conscience et ne formule ce concept quâautour de 1910, notamment dans un bref essai auquel cette édition rend toute sa mesure : Sur une forme nouvelle du roman ou un nouveau contenu de lâessai, texte qui nâapparaissait pas dans lâédition Bouquins et qui est, pour moi, une vraie découverte.
Outre le rejet du romanesque â « Sa formule est grossière par excellence et sa transsubstantiation médiocre » (I, p.470) â ce texte affirme que « toute Åuvre dâart a pour noyau, pour germe, un sentiment qui se vêt et sâéclaire de tout un monde étranger de souvenirs, de désirs, de savoirs, de volitions⦠» (I, p.469) Jây vois ici la marque de lâhybridation de tous les textes de Segalen.
Pour preuve, le Journal des Îles â qui démarre « Vers Rouen, 9 octobre 1902 » (I, p.5) et sâachève en 1905, le 2 février, à la veille dâarrivée à Toulon â porte en puissance une bonne partie des textes que Segalen allait ensuite écrire (avant la découverte de la Chine, bien sûr). Il y a donc « le germe » de ce qui devint lâessai consacré à Rimbaud, poète et voyageur. Il y a aussi la matière de tout ce que Segalen fit autour de Gauguin, jusquâà celle de son dernier texte achevé, Hommage à Gauguin, qui parut comme préface aux Lettres de Paul Gauguin à Georges-Daniel de Monfreid, très peu de temps après la mort de Segalen (II, p.903-941). Et lâon y trouve bien évidemment lâorigine de ce livre inclassable que représentent Les Immémoriaux.
On se souvient que ce récit sort du romanesque en racontant, à travers lâhistoire de Terii qui trahit son maître Pafoaï, comment le choc entre le monde des missionnaires protestants en 1797 et le monde tahitien a entraîné la perte de la mémoire dâun peuple caractérisé par sa force et sa beauté. Dâune certaine manière, lâouvrage de Segalen sauve les mythes tahitiens de lâoubli, dans le geste même de raconter leur disparition. Les Immémoriaux tiennent donc à la fois de cette « forme nouvelle du roman » qui participe dâun « nouveau contenu de lâessai ». Et cette leçon de lâhybridation générique pourra être retenue pour toute la manière chinoise de lâÅuvre de Segalen.

6a00d8345238fe69e2026be432290f200d-100wiDe Briques et Tuiles jusquâà Thibet, lâécriture de Segalen sâapplique â et ce nâest pas le moindre paradoxe pour un écrivain voyageur â à se dérouter, à changer de route, au rythme de sa germination. Ainsi le départ entre le journal et la fiction nâest pas décelable dans les pages de Briques et Tuiles que Christian Doumet qualifie de « Sonde lancée dans la nouveauté et lâétonnement des jours » (I, p.993). Il faut, ici, saluer vivement le travail éditorial de cette nouvelle présentation qui renouvelle profondément la connaissance quâon avait jusquâalors de ces pages.
Transparaît ici, en effet, la ductilité dâune écriture qui se sépare de lâaspect massif de lâorient claudélien. On peut, dans cette optique, relire le début du texte « Considération de la terre », en se demandant qui est ce « je » qui sâexprime : « Malgré mon âge, et mes ancêtres répétés, je ne sais pas encore parmi le vaste monde, le rang des êtres et la raison de lâhomme ; il y aurait un livre classique et naturel où ceci dirait la préface de cela, où la terre déploierait ses provinces comme autant de versets à parcourir, et marquerait du sceau rougeâtre de son bel automne les strophes maîtresses quâil nâest pas permis dâignorer. Or lâÅil curieux désire un plus grand horizon. Je monterai donc sur la montagne. » (I, p. 536). Lâouverture vers le plus grand tient toujours à étendre la diversité plus catégoriquement encore. La confrontation à Claudel peut se faire, en prenant des textes de Connaissance de lâEst, par exemple « Considération de la cité » (Poésie/Gallimard, p.87) ou « Proposition sur la lumière » (p.130-132). Claudel y insiste sur une vision de la présence qui confine à lâun, tandis que Segalen embrasse la multiplicité de lâêtre et du réel.

Et que dire, ensuite, dâÉquipée (Voyage au pays du réel) ? Le « germe » tient encore de la traversée des genres et il déroute celui qui écrit en même temps quâil charme les lectrices et lecteurs, par le heurt quâil pratique entre le réel et lâimaginaire. Et relisant avec un plaisir extrême ces pages et la section Autour dâ« Équipée » qui la complète, je me suis demandé si ce nâétait pas Henri Michaux qui avait écrit lâensemble. Parce que dans « Cortèges et Trophée des Tributs des Royaumes », cette parade (rimbaldienne ?) tient du réalisme dâEcuador et de lâimaginaire de la Grande Garabagne : « Ils ont la tête ronde, les cheveux courts ; et voyez leurs nez volumineux, leurs yeux non bridés, vraiment trop fendus, leurs allures un peu trop cadencées. [â¦] Dans leurs bagages, quâils ont soin de bien laisser voir, il y a ces tissus brochés, charnus comme des peaux, et dâautres étoffes sèches, â on dirait minérales, â que le feu lave sans enflammer ; il y a des arbustes rouges qui sont de corail ; des parfums desquels on ne peut savoir ce quâils fleurent ; du storax, qui est le jus accumulé dâun nombre de plantes vertueuses à la sève forte. » (II, p.141). Et je me suis souvenu que dans les entretiens que jâai menés avec Claude Ollier, câest le premier livre de Segalen quâil citait comme faisant partie de ceux qui rompaient avec les continuités imposées dans lâesthétique romanesque, à la même hauteur, pour lui, que les livres de Faulkner ou de Borges. (Claude Ollier, Cité de mémoire, p.50).

Puis viennent les proses tendues de Peintures, lâouvrage de Segalen auquel je reste toujours le plus attaché, tant il mâapparaît comme une sorte dâobjet sonore non identifié ! Les proses de Peintures déroulent, sans jamais les montrer bien sûr, des peintures chinoises. Il y a, tout dâabord, les « Peintures magiques ». Elles défilent de droite à gauche devant lâEmpereur (sans doute une annonce du Fils du Ciel). Puis viennent les « Cortèges et Trophées des tributs des royaumes » (qui reprennent donc une figure dâÉquipée). Enfin, les « Peintures dynastiques » imposent presque, à celles et ceux qui lisent, une marche vers le poème (ce qui interroge bien sûr la notion même de livre et celle dâefficacité physique de lâécriture).
Ces Peintures, toujours imaginaires, donnent lâimpression de condenser une série de scènes entrecoupées de vides comme Butor pourra le faire plus tard dans les textes rassemblés aujourdâhui sous le titre générique du Génie du lieu. Et, dâÉquipée à Peintures, la répétition des « Cortèges » permet aussi de saisir le « germe » en mouvement : lâÅuvre de Segalen, même inachevée, est bien mouvement, reprise, accroissement et floraison.

Et ce « germe » dâêtre encore actif dans le Dossier « Imaginaires », à tel point que donner un titre à cet ensemble est difficile, comme le soulignent Adrien Cavallaro, Christian Doumet et Andrea Schellino dans la notice quâils conçoivent pour ce Dossier. La différence entre les textes que Bouillier avait réunis sous cette appellation et les sept qui sont ici réunis est saisissante. On lit un ensemble bien plus cohérent, composé de : « Dans un monde sonore », « Moi et moi â Moi-même et Moi â LâAmi dâun soir », « La Tête », « Le Siège de lââme », « Les Chasseurs et la Bête », « Vent des Royaumes » et « [La Ville close] ». Câest donc, encore, une nouvelle lecture qui est proposée dâun ensemble qui passe de lâessai à la nouvelle ou conte, sans jamais se départir du poème en prose. Et tout converge vers les moments où le réel se dédouble en ce que Freud désigne, à peu près à la même période, par lâinquiétante étrangeté.
Câest peut-être un récit comme « La Tête » qui donne au mieux la mesure de lâinterpénétration des genres : une tête de statue â découpée, en août 1909, pendant le voyage à travers la Chine, avec Gilbert de Voisins â suscite un récit enchâssé et fantastique où se superposent des références à En route de Huysmans (pour sâen dégager) et à Hérodiade de Flaubert. La « nouvelle » fait surgir lâétrange dâune situation du quotidien du voyageur, racontée dans sa correspondance avec sa femme (Lettres de Chine, p.152-153).

Enfin, le concept de « germe » culmine avec Le Fils du Ciel quâAdrien Cavallaro présente de manière très précise comme ce que Segalen a voulu comme « son Åuvre-monde », la façonnant « en multipliant les relances, entre 1909 et 1919, sans parvenir à lâachever. » (II, p.1108). Ici le travail éditorial donne le sentiment que toute la matière chinoise converge dans ce livre qui est le récit dâune triple dépossession : lâempereur Kouang-Siu est à la fois écrasé par le passé, phagocyté par lâimpératrice douairière (Tsâeu-hi) et impuissant dans sa volonté de réforme politique : il sombre dans une folie mélancolique magnifiée par une langue française rêvée depuis le Chinois et qui glisse sans cesse du récit au poème.

Il y a donc une grande cohérence dans ces deux volumes. Ils font connaître une approche contemporaine de toute lâÅuvre de Segalen. Câest lâidée même de « germe » qui a présidé au choix de ces Åuvres. Et lâon ne consultera plus lâédition Bouquins que pour les textes qui manquent au troisième tome imaginaire de ces Åuvres ! Véritablement, cette somme éditoriale fait partie des cadeaux que lâannée 2020 a donnés aux livres â elle qui ne restera pas dans les annales comme lâannée la plus joyeuseâ¦

Alexis Pelletier
 
Victor Segalen, Åuvres, 2 volumes publiés sous la direction de Christian Doumet, respectivement 1242 et 1310 pages, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 125⬠jusquâau 31/08/2021 puis 135â¬.  


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