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(Note de lecture), Isabelle Pinçon, Ici, Algérie, par Béatrice Machet


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Posté 13 janvier 2021 - 10:08

 


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on part de poèmes dâauteurs algériens (cités en fin de livre), ceux consultés à la bibliothèque du centre des Glycines à Alger, en novembre 2006, lors dâun séjour effectué grâce à une bourse Stendhal. Les poèmes de ces auteurs ont allumé une étincelle, ont suggéré un mot, une phrase, ont lancé une idée sur laquelle rebondir tout en faisant écho au vécu quotidien dâIsabelle Pinçon.

Ici on se promet un voyage, une plongée intime vers lâintériorité à partir des souvenirs plus ou moins racontés par les gens rencontrés, à partir de discussions fraternelles qui ont conduit au constat douloureux de la liberté empêchée, de la paix introuvable, un constat qui de plus en plus pèse lourd. Mais Ici parfois aussi, soit on ne peut plus, soit on ne sait plus, soit on ne veut plus parlerâ¦. alors écrire est la réponse dâIsabelle Pinçon.

Ici on ne lit rien comme déjà lu dans les livres dâIsabelle Pinçon, parce quâappartenant à la part « étrangère » de lâauteure, celle née en Algérie en 1959⦠On lâaura compris elle nây a pas vécu bien longtemps, pas assez pour graver des souvenirs et des paysages dans sa mémoire de façon consciente. Et pourtant, comme souvent il arrive aux personnes ayant dû le quitter, le besoin de retourner sur ce lieu de naissance, qui pour le lecteur en lâoccurrence se nomme Ici Algérie.

Ici (page 6) : « Dans le blanc / le long temps des vivants / Le rouge fait mouche ». Quelque chose du dormeur du val de Rimbaud dans cet énoncé. Et lâon passe à la page 7 en se demandant si lâon nâentre pas dans un tableau impressionniste, si le dormeur nâest pas plutôt une dormeuse sur la plage pour qui la page devient surface de la mer.

Ici lâon ressent une atmosphère menaçante, une ambiance de couvre-feu, un climat de guerre : quelque chose dâénigmatique où pèsent lâattente, les représailles, les épreuves, le secret, la liberté confisquée, la lapidation, lâenfermement physique et psychique ⦠On devine seulement car rien nâest dit et cependant : « Fil de lumière /Filet de sang » se succèdent page 7 avec plus bas « le goût des hurlements ». Alors impossible de ne pas penser à la torture, à lâassassinat, et lâon comprend que lâauteure est habitée par ces cauchemars infernaux (au sens de Dante), par ces scènes où lâon tente de faire « cracher le morceau », et quâelle aura pour mission de faire savoir, de témoigner, puisque « ton corps sâest figé », que « les corps sont tordus de haine ». Désormais la voix dâIsabelle Pinçon sauve les souvenirs du naufrage de lâoubli jusquâà imaginer quâau bout du processus entamé, il puisse se trouver un homme « sans la peur / Assis sur la fenêtre dâindolence / Comme un chat sâouvre au soleil ».

Ici la vie se poursuit, on espère en des jours meilleurs, mais le traumatisme subi entraîne des dommages et des pertes, une impossibilité de dire, entraîne une peur chevillée aux corps. Dâoù lâimportance pour lâauteure de « remettre ses lèvres dans lâencrier ». Il faut passer à lâécrit, déposer sur la page pour alléger les victimes de leurs douleurs.

Ici il est très important de ne pas oublier. De garder contact avec lâhistoire câest-à-dire avec les morts en les considérant comme dâanciens vivants, donc traces et présences toujours là, avec leur sens du devoir, de lâurgence, de la nécessité, quâils nous lèguent. De même quâil est important de garder contact avec les poètes et dâécrire après eux afin de perpétuer le mouvement qui fait quâil nây ait pas de point final mais une évolution permanente ⦠Ici il sâagit dâun trajet avec passage de témoin, une course de relais « sur un territoire de durée ».

Ici « Les vignes sont en prière » et lâon fait le rêve de refaire le pays tel quâà lâorigine, dans sa simplicité et à son potentiel maximum : que rien de son identité ne soit perdu.  Une identité symbolisée par la vigne, une vigne « nouée à la terre », et dans cette image de piété lâon comprend que vignes et humains suivent une même destinée.

Ici , racontées en divers langages, devinées, intuitées, les tristes histoires se concluant par une mort réelle infligent une mort symbolique aux vivants, tous-tes, quâils soient auditeurs-trices, lecteurs-trices, auteurs-res ou autre chose encore.

Ici « Le vide avant le mot fera trébucher la poésie ». Ici « Il faudrait un cri qui se déplace / Avec la trajectoire des mots ». Une sensation aigue de perte, une forme de cohérence qui manque comme manque une correspondance entre son et sens, et nous voilà introduits dans lâunivers de la pauvreté qui grignote petit à petit lâesprit et le corps, et pauvreté pas que matérielle. Aznavour chantait « il me semble que la misère serait moins pénible au soleil. » Mais sur le port dâAlger comme ailleurs, la misère est insupportable.

Ici une écriture par flashs, des visions éphémères, de brèves saynètes, des métaphores, des parallèles, des symboles où les mirages du désert renferment des sources de mots « pour alimenter lâoasis », oasis mentale en tout état de cause.

Ici un vélo roule, il nâest pas au plafond comme lâaraignée de nos têtes mais il est « fou » dans le sens dâindigné, de non résigné, dâutopiste, il est « insurgé » dans un pays où beaucoup a été détruit, sauf le vent quâon ressent comme « miraculé ».

Ici on a foi en la poésie qui est un recours pour accéder à une compréhension ou du moins une connexion avec lâénigme, le mystère. Mais les doigts qui tracent les lettres gênent, empêchent de voir le tout, un peu à la façon dont le bout de lâindex pointé empêche lâidiot de regarder la lune désignée par le sage, aussi il conviendrait dans le geste dâécrire, de disparaître⦠Cela seul vaudrait pour pouvoir de bon droit se dire poète. Lâidée de la transgression allant de pair avec la folie, fait entrevoir un échiquier où le « royalement » sauve lâéchec du fou, et où le follement met en échec le roi, au minimum lâexpose dans sa vérité.
Ici, une réparation est imaginée, écrite, qui passe par une relation amoureuse et par la liberté. Une façon pour Isabelle Pinçon de dire, sans rien revendiquer ou réclamer, combien elle aime ce pays. Une réparation, envisagée possible dans la sphère personnelle, quand pourtant à lâéchelle collective la conscience est vive de lâirréparable commis, au-delà du guérissable, et que lâon se doit dâêtre « terriblement fort » pour trouver les mots « qui sonnent juste ».

Ici lâon est page 38 et lâon se croirait devant un tableau peint ensemble par Chagall et Matisse : « On entendait vivre les anges / La liberté devenait presque une danse / Si bien quâon ne pouvait jamais oublier le ciel. » Mais page 43 toute la place est pour le noir et la guerre, comme dans le Guernica de Picasso.

Ici Algérie. Ici le malheur comparé à « Une lumière grise presque solide. » Ici celle ou celui qui habite dans ses livres paie le prix dâune expérience terrible, dramatique, traumatisante, car témoigner dans les livres enferme quand on a soif de lumière et dâun ciel interne dégagé des gros nuages orageux de la guerre. Lâoubli serait solution de confort et de facilité. Pourtant une note dâespoir, car la vie continue comme on dit, qui permettra, avec la distance mise, de dire ce quâil est salutaire et nécessaire de dire. Car Ici on raccommode ses chaussettes comme on raccommode les trous de lâhistoire. On ravaude, on rapièce et lâon offre des mots de fraternité partagée dans lâabondance et la bienveillance. La parole alors circule et apaise, soulage. Et permet de fermer une parenthèse, de sâen retourner « ailleurs ». Un ailleurs où lâon vit désormais, où Isabelle Pinçon écrit des livres qui tous parlent de son rapport au monde, de sa manière de cultiver lâétonnement ainsi quâelle lâexplique dans lâentretien qui suit les 50 fois un poème.

Lâouverture dâIci Algérie, pour qui a lu les précédents ouvrages dâIsabelle Pinçon, désoriente passablement, mais à la fin de la lecture on se dit que le regard posé est bien celui quâon aime reconnaître au fil de ses livres. Pour finir, ce dernier livre sâinscrit dans la cohérence de son Åuvre qui laisse le goût de lâhonnêteté foncière, celle qui pousse Isabelle Pinçon à chercher en elle-même, et sans se mentir, les mots qui dégagent son horizon et lâinscrivent dans un monde complexe quâelle fait sien par ce geste de com-prendre. Lâécriture lui est le résultat dâune digestion de faits, de choses vues, lues et vécues, imaginées et entendues qui lâinterrogent et la surprennent aussi parfois, quâelle partage avec nous : quelque chose dâintime au caractère universel, délivré par sa voix inimitable, attachante, au timbre si particulier, câest à dire empreint de fraîcheur, mais sans (fausse) naïveté, sans prétention jamais.

Béatrice Machet

Isabelle Pinçon, Ici Algérie, Cinquante fois un poème éditions la Passe du vent, 10 euros, 75 pages. Sortie novembre 2020.


19
Laissez-nous mûrir tranquillement
               
Trop dâhistoires faites sans nous
                Il faudrait un cri qui se déplace
                Avec la trajectoire des mots


28
                Jâembrasse un homme
                Sûre de ne pas manquer le baiser
                Je le fais et chaque fois câest pris
Nous restons dans le pays aimé des oliviers
Nous pouvons grandir sans permission
Agrippés aux torrents de nos mains
Les lèvres mouillées feront des livres


30

Toi derrière la porte en tenue blanche
                Les pieds nus
                Le ventre affamé
                Le froid posé à la source de tes yeux
                Tu mâattendais
                Tu mâattends dans le sable
                Les mains jointes sur la poitrine
                Les cheveux défaits
                Si beaux
                Tellement noirs
                Comment retirer ta blessure
                La crevasse qui fend la terre de tes ancêtres
                Aucune invention ne peut ranimer lââme
                Même si mes lèvres reviennent




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