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(Entretien) d'Hervé Bauer avec Siegfried Plümper-Hüttenbrink à propos de Manière noire


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Posté 03 février 2021 - 09:56



Entretien

Hervé Bauer et Siegfried Plümper-Hüttenbrink
autour du livre Manière noire



6a00d8345238fe69e2026bdebaa211200c-100wiSiegfried P.- H. - Dans un fragment intitulé âžMonologueâ, Novalis parle du mystère inhérent à toute langue, et qui fait quâelle se met parfois à parler dâelle-même sans avoir recours aux êtres parlants que nous sommes. Il précise que ce mystère qui fait que ça parle et ne cesse de faire signe en toute langue, seul le don de fabulation serait en mesure de le percer à jour. Quant à la nature exacte de ce mystère, il me semble que le titre de ton livreâ Manière noireâ le laisse dâores et déjà présager.
Ne fait-il pas du fabulateur un dissimulateur doublé dâun mystificateur ? 

Hervé B. - Novalis, qui a le sens du mystère et de la langue, nâa pu que faire lâexpérience, en poète, du fait que selon certaines circonstances et conditions, poétiques et prosodiques, oui, la langue parle sans locuteur, en raison de sa propre puissance dâélocution. Quant à ce quâil appelle fabulation, et qui seule libère ces pouvoirs de la langue, en passant de la poésie à la prose, du moins telle que je la pratique, dans âžManière noireâ et depuis, je peux affirmer que jâen éprouve singulièrement lâeffet. Cela dâautant plus que les textes qui composent ce livre, ont chacun pour incipit une locution qui, par définition, procède de la part anonyme des langues. Mais je pense quâon peut retrouver ce parler primordial en poésie. Le vers peut être une opération de la seule langue, laissant bouche bée le poète. Mallarmé, nâenjoint-il pas de âžlaisser lâinitiative aux motsâ ? Il ne faudrait donc pas parler de fabulateur, mais, comme Aristote, dââžartisan de fablesâ. Je ne crois donc pas quâil y ait mystification en sâadonnant à ce que tu appelles âžsortilèges de la proseâ, et que je rapprocherais volontiers de la définition que Baudelaire donne de la poésie : âžsorcellerie évocatoireâ. En revanche, jâadhère à lâidée de simulation, étant donné que le je des récits de « Manière noire » est tous les autres que moi, dissimulé dans la coulisse. Par-là, jâéchappe à la complaisante autofiction.


Siegfried P.-H. - Si la manière noire désigne une technique en gravure qui autorise une grande variété de teintes, elle donne aussi lâimpression au spectateur que les formes quâelle grave paraissent sortir de lâombre, telles des silhouettes venant au jour du fond de leur nuit. Au-delà dâune technique dâexhumation par empreinte, elle nâest pas sans me renvoyer à lâemprise occulte de la planète Saturne qui vous fait broyer des idées noires sur fond de nuits blanches. Une planète réputée pour être glaciale et mal lunée, et qui nâest pas sans générer lâéclairage maléfique, voire cauchemardesque sévissant dans nombre de tes récits.

Hervé B. -
La technique de la manière noire mâintéresse en soi, mais aussi par la charge imaginaire de son nom. Tous les personnages ou silhouettes que je suscite dans âžManière noireâ paraissent sur lâécran dâun théâtre dâombres. Ils sont mus par des forces occultes à lâÅuvre dans la langue. On peut être chimiste le jour et alchimiste la nuit. Lâécriture vient de la nuit, comme le temps. Dans « Manière noire », plus tâtonnante que jamais, elle emprunte les chemins de la fiction, mais alors, seulement au sens de fictio, en ce que, à presque tous les coins de phrases, on se perd en conjectures. Si lâon veut considérer les textes de « Manière noire » comme des contes, dans lâunivers du conte, rien nâest réel, tout est imaginaire, câest-à-dire vrai, selon les normes hors-normes de lâimagination, dont Baudelaire, encore, dit quâelle est âžla reine des facultésâ.


Siegfried P.-H. - Certains auteurs comme Baudelaire, E.A. Poe, ou E.T.A. Hoffmann nâannoncent-ils pas ce qui est souterrainement à lâÅuvre et conspire dans maints de tes récits sous la forme de lâUnheimlich, cette âžinquiétante étrangetéâ qui se signale dâores et déjà par un état dâentre-deux, qui vous dédouble, et va jusquâà vous douer dâune seconde vue au fort de laquelle la fiction semble vouloir rattraper la réalité ? Tout peut alors sâinverser en miroir, se jouer entre vie et mort. Là où, immergé en pleine fiction, lâon devient soudain la proie de son ombre, à lâinstar de cette morte (re) vivante que fut Eurydice aux yeux dâOrphée. Elle aurait pu se dire comme lâun de tes personnages qui se fait âžun sang dâencreâ :  - âžJe meurs goutte à goutte et jâappelle cela vivre.â

Hervé B. - Mâintéresse, dans ce que tu dis de lâUnheimlich, lâidée de dédoublement. Celui-ci sâopère au sein du je, en tant que, entre fiction et réalité, fiction de la réalité, réalité de la fiction, sâaffrontent et se conjuguent lâauteur et le narrateur, en sorte que le premier ne sait plus trop où il en est. Et cela, tu as raison, met en jeu la vie et la mort, (met en je), au moins métaphoriquement, comme le dit le texte intitulé « Fléau » (p 149) :  âžCar, à tout bien peser, le choix des mots est une question de vie ou de mort.â


Siegfried P.-H.-
Pourrait-on dire que âžManière noireâ rassemble divers portraits imaginaires de lâécrivain via ces doublures que lui sont ses personnages ? Tu précises du reste que âtous les personnages ou silhouettes de â« Manière noire », paraissent sur lâécran dâun théâtre dâombres. Ils sont mus par des forces occultes à lâÅuvre dans la langueâ. Une locution suffit pour les ensorceler, et qui leur sera fatale dâavoir à lâincarner, dâen faire la preuve vive, et ce à leur corps défendant. Dira-t-on quâils deviennent dès lors la proie de leur ombre, de leur daïmon qui les mènera insidieusement à leur perte ? Ils nâont de cesse en soliloqueurs de tergiverser, de se perdre en conjectures, et que pour mieux échafauder à lâinstar dâÅdipe le traquenard quâils se tendent à eux-mêmes. Mais au-delà des âžsortilège(s) évocatoire(s)â qui les font se mouvoir en état de rêve éveillé tels des chamans, je souhaiterais tâinterroger sur un sort qui semble tous les guetter et qui est leur métamorphose au sens ovidien, voire kafkaïen du terme. Ils mutent de lâintérieur et acquièrent une conscience extra-sensorielle de mutant, pourvu dâun corps exogène, métamorphique, qui les fait se vivre en mort-vivant. Et comme si le choix même des mots devenait dès lors une question de vie ou de mort, comme le signale le texte « Fléau ».

Hervé B. -
On peut parler, comme tu le fais, sâagissant des personnages qui défilent comme des ombres sur la page, de portraits imaginaires de lâauteur qui, par-là, essaye dâautres vies qui, jusque- là, étaient en attente dâêtre, dans lâobscurité de la langue. La locution les appelle à la vie, dont la teneur, les contours et le devenir se précisent pour moi à mesure que jâécris. En général, je ne me prononce pas sur la fin de chacune de ces figures de papier, pour la raison que je ne la connais pas. Pas plus que nous ne savons ce que sera la nôtre. Le daïmon auquel tu fais allusion, les agit comme il tient la main qui écrit. Eux et moi, tu as raison, en état de rêve éveillé, sommes embarqués dans des histoires inexorables et fatales. Comme des chamans, dis-tu, et tu ne crois pas si bien dire, puisque le récit intitulé « La mue », se termine sur lâidée chamanique, selon laquelle celui quâaccompagne soudain une ombre va mourir. Le lecteur que tu es aussi, éminemment, est embarqué. Quant à la métamorphose de ces je dâombre, elle est, la plupart du temps, morbide, opère mortellement, spectralement, tel personnage, en fait, déjà mort, continuant ou commençant son soliloque.


Hervé Bauer, Manière noire, éditions Hippocampe, 2020, 280 pages, 20â¬



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